Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #89: Ode à un vigile

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Marco a rencontré un vigile à la porte d’un monde dans lequel il est encore possible de disparaître.

   Le gardien est assis dans une demie pénombre sur une chaise pliante en bois, adossée contre le mur du fonds du petit hall de l’immeuble où j’ai mon bureau. Quand j’arrive le matin, il lève un bras ou deux, pour me saluer. Le soir, il part avant moi, après avoir fermé les grilles qui condamnent l’entrée de l’immeuble. Il est là tous les jours, du lundi au samedi, de je ne sais pas quelle heure le matin (en tout cas, bien trop tôt pour que je le sache) jusqu’à 17 ou 18 heures (je ne l’ai pas encore croisé au moment où il est sur le point de partir). La plupart du temps, il semble plongé dans une sorte de stupeur, ce qui pendant un temps me fit craindre qu’un jour il n’ait un épisode psychotique et décide de découper le blanc qui passe à coups de machette (la machette est l’arme criminelle de base en Afrique). Pendant un temps, son sort paraissait s’être amélioré: au lieu de contempler les marches de l’immeuble et au-delà le passage des voitures et piétons dans un silence qui semblait l’emmurer, il passait ses journées, toujours au même poste, mais en écoutant une station de radio reggae. La musique semblait le rendre un peu plus humain. Ou, en tout cas, un peu moins spectral. Ces derniers jours, il n’y a plus eu de musique, et le gardien s’est remis à perdre son regard dans des horizons intraçables.

 
   Pendant les deux premiers mois, il n’a accordé aucune attention à mes passages devant son poste de surveillance, même quand j’ébauchais un salut ou lui souhaitais la bonne journée – vraiment, quelle sinistre idée, quand on y pense, que de lui souhaiter la bonne journée, alors que je voyais sa vie se dérouler devant moi au fil des jours comme une parfaite illustration de l’enfer. Et puis, un jour, je suis rentré de voyage avec un bagage, et il s’est précipité pour me le prendre des mains et le porter sur les 15 mètres qui séparent son poste d’observation de la porte de mon bureau. Au prochain passage, en allant boire le café de 10h30 qui est sensé tirer ma cervelle de sa torpeur, je lui ai glissé un billet de 1000 francs CFA, content finalement de pouvoir établir un début d’échange. Depuis, quand je passe dans le hall, il grogne quelque chose qui doit sûrement être aimable, auquel je réponds dans la même veine. Maintenant, j’attends l’arrivée des fêtes pour avoir l’occasion de lui glisser un autre billet et poursuivre ainsi nos échanges.

 

« En ratissant le web à la recherche d’un beau vigile abidjanais, je suis tombé sur des photos parfois inattendues, comme celle-ci, qui est peut-être celle du patron de mon vigile. »

 

   J’ai assez d’admiration pour mon gardien – assez, en ivoirien, ça veut dire beaucoup. Il est pour moi comme un emblème du stoïcisme ; il passe au moins 10 heures par jour, assis sur la même chaise, à contempler le même bout de rue, et à hocher la tête quand passe l’un des rares habitants des lieux. Je sais qu’à sa place, après trois jours de cette routine, je prendrais sûrement une machette pour me faire un blanc, un noir ou un jaune, peu importe pourvu qu’il y ait un peu d’action.
 
   Sauf qu’il n’est pas gardien, il est seulement vigile, ai-je appris en consultant le net. Le gardien est armé, le vigile ne l’est pas. Le vigile, c’est le prolétaire de l’industrie de la sécurité. Il est partout et immanquable, avec sa chemise jaune canari et ses pantalons noirs, de par la réglementation de l’état ivoirien. A l’hôtel où j’habitais à mon arrivée à Abidjan, je m’étais amusé à dénombrer ceux que je pouvais voir de ma fenêtre : il y en avait au moins trois pour l’hôtel, et puis deux ou trois pour la clinique le jouxtant, trois aussi pour l’immeuble de bureaux en face, et deux encore pour la maison à coté de la clinique. Bref, il devait y avoir facilement une vingtaine de personnes assurant la sécurité de ce bout de quartier (sur la base d’une équipe pour douze heures).
 
   Ce qui m’a surpris, en faisant ma recherche, c’est que ces vigiles omniprésents dans nos rues sont invisibles dans le monde alternatif du net. A peine une ou deux photos. Les seuls chiffres que j’ai pu trouver sur cette industrie qui semble prospère dataient de 2009. Un article de 2015 qui évoque les salaires de misère (autour de 60 euros par mois, soit moins que le smic local), l’uniforme qu’ils doivent acheter, et les pratiques sociales douteuses des sociétés qui les emploient. Et puis rien. Pas une ride à la surface du monde numérique.
 
   Je me suis alors dit que l’Afrique était encore un endroit où l’on pouvait disparaître. Pas de trace dans les serveurs par lesquels coule l’internet. Une chemise jaune, un pantalon noir, et hop, vous disparaissez dans la rue, au pied d’un immeuble. Dans un ennui tellement profond et insondable que vous n’en pouvez revenir.
 
 Tout Nomad’s land.

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