Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #140: Une collision sur le Bosphore

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Il arrive parfois qu’au détour d’un chemin vous éprouviez un sentiment d’émerveillement presque mêlé d’effroi face à la puissance d’une œuvre…

 

Il y a peu, comme il a été narré plus tôt, nous étions à Istanbul dans un rôle qui ne nous est pas habituel – touriste – et nous venions la veille de nous abîmer dans la contemplation des chapiteaux de l’église de Haghia Sophia, ce qui se traduit par “sagesse divine” mais qui est devenu par un glissement fort commun “Sainte Sophie” – et je préfère de loin la notion de sagesse divine avec ses échos de Maître Eckhart, que je lisais quand je voulais me rafraîchir avec une dose de mysticisme de la rationalité sèche de mes travaux de thèse sur l’Union Européenne.

Chapiteau de Haghia Sophia 

Puis ce matin-là, après avoir gravi les allées d’un jardin tranquille dominant le Bosphore, nous sommes entrés dans le bâtiment d’exposition de la fondation Sakıp Sabanci, nichée dans la villa raffinée d’une ancienne princesse Ottomane, qui présentait des travaux sur porcelaine de Ai Weiwei. J’avais déjà vu une de ses oeuvres, mais n’en avais plus le souvenir. La rencontre fut une sorte de collision, mais tournée au ralenti.
 
Les chapiteaux de l’église Haghia Sophia sont de pures merveilles – de fort loin parmi les sculptures les plus délicates et sophistiquées que je me souvenais avoir vues. J’avais du mal à imaginer comment, au huitième siècle, des sculpteurs étaient parvenus à un tel degré de sophistication – particulièrement si on compare ces chapiteaux à ceux, “brut de décoffrage”, des églises romanes que l’on ne construisait même pas encore dans les provinces devenues barbares de l’Europe. Haghia Sophia est renommée pour ses mosaïques, mais Paula et moi errions dans les bas-côtés, nos yeux gambadant d’un chapiteau à l’autre, admirant ces joyaux façonnés par des sculpteurs anonymes. Un autre monde, lointain et proche, inconnaissable, dans lequel j’aime m’égarer. Le raffinement, et la puissance économique et militaire qui l’a fait éclore.
 
Cette promenade dans le passé était tranquille; la rencontre avec Ai Weiwei tint elle plutôt de la détonation. Difficile de décrire chaque éclat d’une bombe à fragmentation. Derrière Ai Weiwei aussi se ressent la puissance économique et militaire de la Chine. À la Tate Gallery de Londres, l’oeuvre exposée que j’avais vue était composée de la reproduction de graines de tournesol, en porcelaine peinte – 100 millions de graines en porcelaine, à la production desquelles plusieurs centaines d’artisans anonymes œuvrèrent pendant deux ans et demi.
 
Dans les oeuvres de Ai Weiwei le présent entre en collision avec le passé. La brutalité de notre monde moderne – ses guerres, ses réfugiés, ses destructions – dessinée avec délicatesse sur des vases de porcelaine, dans le plus pur style Ch’ing (17ème siècle). Les porcelaines antiques qu’il a recouvertes de peinture. Le vase ancien qu’il laisse se fracasser à ses pieds en trois photos. Les fragments d’os reproduits en porcelaine. Les fers à béton tordus par le tremblement de terre au Szechuan le 12 mai 2008, qu’il a peints de couleurs vives et qui remplissent une pièce.
 
Comme devant la puissance qu’incarne Haghia Sophia, je me suis incliné devant la puissance de l’acte artistique de résistance au pouvoir d’Ai Weiwei. Puissances face auxquelles seul le silence tient. Une collision sur le Bosphore
 
 Tout Nomad’s land

 

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