La cour des miracles: Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula #166
Pour l’étape terminale de son périple chirurgical, Marco est parti en maison de rééducation – un ailleurs …
La cour des miracles …
La chambre est si calme que je pourrais me croire dans une cellule monacale, et le soleil de la fin d’après-midi trace une diagonale dans la pièce, comme si on était dans un tableau d’Edward Hopper ou de Richard Diebenkorn, ce qui donne à la scène un petit air d’irréalité rêveuse. Le repas sera servi à 18h30 – sans toutefois l’appel d’une cloche – et j’irai retrouver à la cantine la trentaine de personnes qui sont ici en hospitalisation complète – mais j’ai plutôt envie de dire « en pension complète », car il règne dans ces murs une ambiance bon enfant.
Le bâtiment, moderne et fonctionnel, pourrait aussi bien être – avec son décor blanc et impersonnel – celui d’une maison de retraite. D’ailleurs, environ un tiers des patients auraient l’âge d’en être les résidents. Maison de retraite médicalisée, vu l’état de délabrement physique – et quelquefois même le démembrement – de certains de mes compagnons de rééducation. À la cantine, le contraste est assez saisissant avec la clique des jeunes rugbymen et praticiens d’autres sports (escalade, handball, etc.) qui viennent ici se faire réparer après avoir heurté violemment le mur de la réalité. Enfin il y a un entre-deux, groupe composé d’accidentés de la route, de victimes d’un staphylocoque vicieux ou de dégénérescences diverses plus ou moins ou pas du tout liées à l’âge.
C’est une sorte de cour des miracles – ceux de la médecine moderne, évidemment, même si parfois ils ont des allures de mirages sous lesquels sourd la douleur. Comme je sais marcher sur mes deux pieds, sans béquille et sans canne, et que la chirurgie m’a débarrassé de la douleur, je me sens comme un visiteur privilégié et quasi bien portant. D’ailleurs, à écouter les récits autour de la table de déjeuner – où viennent aussi les hospitalisés de jour – et autour de la table du dîner – où se retrouvent des « vétérans » du système – chacun peut trouver quelqu’un à plaindre, sauf qu’ici, on ne se plaint pas. Certains, bien sûr, mais ils sont plutôt rares, portent leurs tribulations hospitalières comme des badges et ne se lassent pas de raconter ce qu’ils ont dû endurer sans se dire victimes.
La fragilité de la vie …
Les conversations sont pleines de silences pudiques, qui parfois se débondent, mais l’accident, la maladie et les coups du sort sont traités le plus souvent par la dérision, ou par l’échange de conseils. Sans doute parce que l’anonymat est aussi une forme de pudeur. Les présentations ne se font pas – j’ai ainsi pu dîner avec les mêmes personnes pendant une semaine et n’apprendre leur nom qu’au détour d’une phrase, comme par hasard. C’est sans doute le même anonymat que connaissaient les soldats jetés pêle-mêle en 1940 sur les plages de Dunkerque; ceux réunis par le hasard militaire dans les péniches du débarquement de 1944 sur les plages normandes. Ici, dans le grand brassage des patients, chacun cherche d’abord à sauver sa peau ; il n’y a pas grand-chose à faire pour l’autre – sauf peut-être raconter une plaisanterie comme on donne une cigarette et chacun se sent confronté de manière beaucoup plus aiguë qu’ailleurs à la fragilité de la vie.
Ce centre de rééducation, planté au beau milieu d’une banlieue endormie par son confort, concentre entre ses murs les accidents de la vie dont on s’empresse de détourner les yeux quand, dehors, par un malencontreux hasard, ils croisent notre quotidienne quiétude. Ce lieu est un ailleurs, une aberration qui met les nerfs à vif car personne n’échappe à la solitude de la douleur et de l’effort. Les certitudes s’évanouissent. Ici, j’ai l’impression de me retrouver dans ce tableau de Pieter Breughel l’Ancien – Le Triomphe de la Mort. Il le peint pour rappeler brutalement à ses contemporains cette réalité fondamentale dont ils voulaient détourner les yeux. Comme nous.
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