La béance des mondes: Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula #196
Marco, faute de pouvoir errer vers des horizons lointains, poursuit son exploration du microcosme français au hasard de ses déplacements d’un havre à un autre…
Pour aller de l’un à l’autre, encombré de mes valises, à l’instigation de mon ami Alexandre qui s’inquiétait pour mon dos fragile, je me suis inscrit sur Uber avec le sentiment de me lancer dans une aventure moderne (quand on habite en Afrique un service de voiturage par internet a des allures de modernité extravagante). Comme je n’aime pas les sociétés en situation dominante, sinon quasi monopolistique, la prochaine fois je m’inscrirai sur Lyft, ou sur un service local dont on me prédit la prochaine apparition (la souplesse de la technologie et la configuration du marché – des fournisseurs locaux pour une clientèle principalement locale – devraient permettre une forte décentralisation de ce service, me souffle mon daemon économiste).
Me voilà donc parti pour une excursion d’un peu plus d’une heure, avec un inconnu qui n’a pas encore adopté la posture distante et anonyme du taxi professionnel. Un ami, qui use avec régularité de ce service, m’avait laissé entendre que ce pouvait être l’occasion de faire des rencontres qui, autrement, seraient hautement improbables dans notre société socialement et culturellement très cloisonnée.
J’entamai vite la conversation avec mon voitureur, imaginant mal de passer une heure muré dans un silence bougon à regarder défiler le paysage des banlieues. Banalement, je lui demandai si son occupation le satisfaisait. Sa réponse m’intriga: non, ce n’est pas une occupation lucrative, mais, contra-t-il, c’est effectivement un très bon service pour l’utilisateur, y compris pour lui-même – il m’explique qu’il vit à Nanterre et que les taxis refusaient régulièrement de l’y conduire, alors que les Uber, eux, ne se livrent pas à cette ségrégation. Il me raconte aussi qu’Uber à été créé par deux hommes d’affaire américains à qui l’idée en est venue après avoir passé une heure à essayer un soir d’attraper un taxi sur les grands boulevards à Paris. Depuis, paraît-il, les taxis parisiens sont honnis à travers le monde pour avoir provoqué la naissance du monstre.
Au détour d’un argument sur l’évolution des modes de production (mondialisation, automatisation, nouvelles technologies, etc.) j’apprends qu’il a trente-cinq ans, qu’il a fait quatre ans d’études en électronique – une passion d’enfance – mais qu’il n’a jamais pu trouver d’emploi dans sa spécialité. La frustration n’est pas ouvertement exprimée, mais, sous-jacente, elle est clairement perceptible, et je vois la distance entre nos deux mondes qui s’agrandit et devient béante.
Notre discussion se poursuit, et glisse vers les médias. Mon voitureur, qui a un sourire chaleureux, un patronyme bien français et se dit musulman, n’aime pas les médias traditionnels (télés, radios, journaux, etc.) et se méfie des journalistes vendus « au service d’une oligarchie » qui cherche à contrôler le monde et méprise les autres « 99% ». Quand je lui avoue sans honte mes préférences pour le journalisme anglo-saxon et même mon admiration pour le New York Times, il a un sourire entendu, avec un air de dire qu’il me plaint pour mon ignorance des réalités du monde.
D’une certaine façon, il n’a pas tort. Je vis sur une autre planète et, même si les revendications des gilets jaunes sont entrées dans mon champs de conscience, je ne sais rien – ou en tout cas fort peu – des difficultés grandissantes de la vie des classes moyennes européennes. En revanche, grâce au New York Times! j’en sais un peu plus sur les classes moyennes américaines (n’en déplaise à mon interlocuteur), et en raison de mon travail, je crois avoir un bon aperçu des terribles conditions dans lesquelles vit la grande majorité de la population des pays en développement.
Au fil de la conversation, et alors que nous circulons maintenant dans le cœur de Paris, il me parle de ses sources d’information, dont je ne connais évidemment pas même l’existence. Il a une grande admiration pour un franc-tireur médiatique du nom de Vincent Lapierre, qui, caméra à l’épaule, navigue dans les manifestations des gilets jaunes, diffusant en direct, sans filtre, tout ce qui se passe et se dit. Je n’en ai jamais entendu parler mais je reconnais une vieille utopie – que j’ai d’ailleurs dû caresser au début de ma fort ancienne carrière journalistique – utopie qui dévoile un profond sentiment d’aliénation, l’impression d’être ignoré et la peur de ne jamais pouvoir être entendu.
Il regarde RT (Russian Television), dont la plus mauvaise émission vaut quinze fois, dit-il, n’importe quelle émission des grandes chaînes, et certainement pas Al Jazeera, vendue aux capitalistes américains (quand on connaît la réaction de l’Américain moyen à cette chaîne, le propos ne manque pas de saveur). Il écoute aussi les podcasts d’une radio dont je n’ai pas non plus entendu parler: « Radio Bourgeoisie » – il s’agit de Radio Courtoisie, le lapsus est joli –divers sites sur internet m’apprendront plus tard dans la soirée qu’il s’agit d’un organe de l’extrême-droite, se proclamant parfois « socialiste et nationaliste » et qui un temps abrita Henry de Lesquen, « »chevalier rédempteur des valeurs françaises » selon mon interlocuteur. Membre fondateur dans les années soixante-dix du Club de l’Horloge, Henry de Lesquen se décrit comme un défenseur du « national-libéralisme » – un mouvement dont j’ignorais l’existence et plus encore la possibilité même d’exister.
À ce point de la conversation nous étions arrivés à destination. Si je soupçonnais dans quelle direction allaient les sympathies de mon voitureur, je ne me doutais pas encore du nadir qu’elles atteignaient, mais nous avions eu une conversation fort cordiale, respectueuse des différences. La nouvelle scie moderne, en tout cas celle que l’on entend grincer dans les médias, celle qui déplore cette nouvelle affliction moderne, l’hyper-individualisme et l’isolement qui s’ensuit, m’avait laissé croire que ce n’était plus possible. J’étais heureux d’en avoir été détrompé. Je sortis de la voiture, et donnai un pourboire à mon voitureur. Le soleil brillait.
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