Après six mois, Paula continue à découvrir quelques particularités savoureuses du Tchad: les drogués portent des lunettes noires, la police politique se déplace en voiture blanche et les chèvres jouent les filles de l’air.
Ce soir, je constate que le chauffeur porte ce qu’il me semble être des lunettes de vue, contrairement à l’habitude. Il m’explique que ces lunettes aux verre neutres protègent ses yeux quand il roule en moto. Il ne veut pas de lunettes aux verres teintés car au Tchad, dit-il, les lunettes de soleil sont l’apanage des drogués qui masquent ainsi leur yeux rougis par d’infâmes cocktails d’alcool et de médicaments. Bon à savoir si d’aventure je devais prendre un taxi, ce que de toute façon je ne suis pas censée faire selon les consignes de sécurité de cette mission. Récemment, au cours d’un trajet, il me désigna une banale berline blanche avec des plaques d’immatriculation du type monsieur-madame tout le monde : c’était, affirma-t-il, une voiture utilisée par les agents de la police politique. Je pensai, in petto, que c’était bien pratique pour la population que les voitures banalisées de la police soient toutes d’un même lot, probablement offert aux autorités dans le cadre d’un appui structurel quelconque.
Il se fait que ce mois d’avril sera le mois des audits. Si j’avais eu le choix, j’aurais choisi une période moins chargée que ce dernier mois qui précède le Ramadan, quand tout se mettra à un rythme forcément ralenti car ne pas boire quand il fait plus de 40°C freine quelque peu toute velléité d’activité.
L’autre samedi soir, alors que je renseignais un consultant fraîchement débarqué à N’Djaména sur le contexte politique, social et sécuritaire du pays, je ne suis pas rentrée dans ce degré de détails. D’une part, je rêvais plus de mon lit que d’une nuit à informer un parfait étranger des particularités du pays et d’autre part, cet inconnu venant pour un audit de projet j’estimais que la simple description de la mission de mon ONG suffirait amplement pour alimenter sa curiosité.
L’audit en cours est mené pour le compte d’un bailleur bilatéral qui a contribué à 50% au financement de la première année d’un projet sur deux ans. Il vient vérifier que nous avons correctement utilisé leur argent : pouvons-nous justifier les dépenses et avons-nous atteint les objectifs du projet ? S’ajoutent quelques questions subsidiaires comme assurons-nous correctement la sécurité de notre personnel avec un focus sur celle des expatriés du pays bailleur ? sommes-nous certains de ne pas blanchir d’argent ou de ne pas financer des groupes terroristes ?
Un audit de ce type est aussi un formidable outil car il permet – en interne – de justifier vis-à-vis du staff toutes les procédures qui parfois ralentissent ou pour le moins provoquent quelques grincements de dents, mais le travail qu’un audit implique pour la direction de la mission avant, pendant et après, est épuisant et chronophage. Vendredi, quinze minutes avant l’heure légale de fin de semaine, l’auditeur pose la question qui tue : où sont passées les trois chèvres qui selon le tableau de suivi auraient été livrées mais non distribuées. Je n’en ai pas l’ombre d’une idée et il est trop tard pour appeler les responsables sur le terrain pour fournir une réponse pertinente. Trois scénarii se présentent à mon esprit :
1/ soit il y a eu un bénéficiaire de plus que prévu initialement ;
2/ soit il y a eu une erreur de comptabilité entre deux villages ;
3/ soit le fournisseur en avait prévu trois de plus pour compenser les pourcentages de perte éventuelle pendant le transport, mais toutes ont survécu.
Je renonce à les lui présenter et me défile en promettant de chercher un complément de réponse.
À cause de cette dernière question posée au dernier moment, pendant tout le week-end chaque fois que je voyais des chèvres, je m’imaginais les charger dans le véhicule puis les télécharger via la plate-forme WIMI de gestion de l’information où nous avions dû déjà déposer une bonne centaine de fichiers. Maudites chèvres !
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