Je pourrais, je pourrais, chantent les sirènes! Les carnets d’ailleurs #198
Marco s’est demandé, dans d’antérieures chroniques, comment on devenait nomade, mais il ne s’était pas encore demandé si l’on pouvait jamais cesser de l’être.
L’inconnu malgache …
L’on dira donc que je suis un heureux homme – heureux dans le sens d’avoir été favorisé par le destin ou les dieux – mes rêveries d’enfance se sont réalisées et je suis souvent parti. Et c’est vrai, la destination m’importe toujours aussi peu; je peux partir pour la Californie ou la Somalie, je suis toujours ravi de me retrouver en terrain inconnu. Un jour, j’ai eu une drôle de surprise; en arrivant à l’aéroport d’Antananarivo, j’ai cru quelques secondes, en regardant la foule des visages, m’être trompé d’avion – ce qui est évidemment impossible – et avoir atterri une nouvelle fois à Jakarta. Même si effectivement des Indonésiennes ont peuplé Madagascar il y a de nombreux siècles *, je n’avais pas atterri en Indonésie, j’abordais bien l’inconnu malgache. Tout allait bien!
Ces dix dernières années, après avoir envoyé le contenu de ma maison à Washington dans un garde-meuble et largué les amarres, je suis donc allé d’un territoire inconnu à l’autre, bourlinguant d’une capitale africaine à une autre, halant malles et valises derrière moi, au gré des contrats que je décrochais. Il est évidemment arrivé plus d’une fois de me retrouver sans armateur, me mettant alors au mouillage chez des amis qui, je soupçonne, devaient parfois se poser des questions sur l’étrange caractère qui m’avait fait adopter ce mode de vie fort nomade. Souvent je répondais que ce parcours erratique me permettait, avec plus ou moins de succès, de suivre le sillage de ma fille, qui elle naviguait d’une école internationale à une autre au gré des affectations de sa mère, de Dakar à Bangkok en passant par Antananarivo.
Le sapeur et le corps à corps …
J’avais aussi une raison professionnelle – et donc rationnelle : après avoir affaissé les voiles de mes projets d’entreprenariat médiatique en Californie, j’avais découvert le monde du « développement international », entendez par là le business qui ambitionne de sortir les pays pauvres du sous-développement. Je me souviens, au cours de mon premier voyage au Népal pour la Banque mondiale, avoir rencontré un assistant technique qui guidait une équipe de technocrates népalais dans le renforcement de l’appareil juridique de l’État. Avec lui j’avais rencontré mon modèle de développement: ayant peu d’affinité pour les grandes bureaucraties et peu de patience pour les intrigues qui s’y mènent, j’allais devenir assistant technique, une sorte de sapeur engagé dans le corps à corps avec les réalités concrètes des gouvernements nationaux, plutôt qu’un technocrate lointain faisant la navette entre Washington et le « terrain ».
J’ai ainsi pu faire de belles missions, courtes et longues, et m’immerger dans l’inconnu. Je me suis bien amusé et j’ai parfois aussi été utile, mais j’étais arrivé trop tard: l’assistance technique n’avait plus le vent en poupe chez les bailleurs, et les propositions de mission sont devenues progressivement plus rares.
Au village …
Alors les sirènes du port d’attache se sont mises à chanter. Si je décidais de rentrer au pays, chantaient-elles, je pourrais terminer les travaux dans ma maison (comme beaucoup d’émigrés, j’ai « au village » une maison dont la construction n’est pas terminée); je retrouverais les tableaux et les sculptures achetés à des artistes africains et haïtiens; je pourrais acheter des livres en papier sur lesquels faire des annotations puis les garder à l’œil sur les rayons de la bibliothèque; je pourrais écouter de la musique avec autre chose qu’un casque haute-fidélité; je n’aurais plus à courir au garde-meuble à chaque changement de saison ou de destination pour adapter ma garde-robe; à mon tour je pourrais inviter les amis qui m’ont si bien accueilli à venir chez moi et visiter Washington; je pourrais dessiner mon jardin avec des plantes et tailler mes rosiers; je pourrais, je pourrais, chantent les sirènes.
Mais ne plus être nomade, ne plus partir pour l’inconnu des destinations changeantes, est-ce vraiment possible? Ulysse peut-il vraiment rentrer à Ithaque? La réponse est dans le vent, qui un temps gonfle les voiles et un temps les fait faseyer.
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