Le code de la route: Faut jouer ce qui est écrit et rien d’autre! #10
Monsieur Latenaille, sexagénaire ombrageux, ne ressemblait absolument pas à un artiste, comme on aurait pu, au vu de sa fonction, s’y attendre. Il avait plutôt l’allure d’un contrôleur des postes, ou, mieux encore d’un professeur d’auto-école. Même amour tatillon pour les règles et les codes. Il était un professeur de musique à cheval sur le règlement comme un officier de cavalerie. À l’ancienne
Monsieur Latenaille, comme prisonnier d’un TOC, ne pouvait s’empêcher de sortir son fameux mantra à tous les élèves qui passaient à portée de son pupitre, son obsessionnel code de la route musical : 14 mots pas un de plus, repétés en boucles:
La musique c’est pas compliqué, faut juste jouer ce qui est écrit, rien d’autre!
Monsieur Latenaille était, vous l’aurez compris, notre vaillant professeur de musique, et il avait beau nous asséner cette loi d’airain à chaque cours ou presque, une règle criée d’une voix forte, comme une sentence, comme un repère, avec mille gestes l’accompagnant, comme s’il voulait la faire entrer dans nos caboches à la force des décibels. Pourtant, cette injonction ne cessait pour moi de conserver un profond mystère que l’avancée de mon apprentissage instrumental n’éclaircissait pas, bien au contraire. Jouer ce qui est écrit? Rien d’autre? Et les questions qui viennent aprés les deux premières et tout aussi insolubles: C’est quoi jouer ce qui n’est pas écrit? Une faute? Un péché? Un délit?
Ne comprenant pas vraiment ce que Monsieur Latenaille voulait bien dire, puisque nous jouions, me semblait-t-il, tous exactement ce qui était écrit, et que malgré ça, cela n’allait pas, cela n’allait jamais, ou presque, je percevais cet ordre comme une énigme sadique parce qu’incompréhensible et inapplicable.
J’avais lu, quelque part, une anecdote sur le père Bach que je rangeais, question sadisme et mystère, juste à côté de celle de Monsieur Latenaille. Un jour, Wilhelm Friedemann Bach, fils (génial) du génialissime Jean-Sébastien, découragé par la difficulté qu’il éprouvait à composer, demanda à son géniteur un conseil, comme on lance un SOS. « Mais dites-moi, père, quel est le secret quand on compose pour que les choses sonnent juste? » D’un haussement d’épaules (je me l’imagine ainsi), Papa Bach lui répondit cette boutade, qui, si elle avait existé, lui aurait valu cinquante ans de psychanalyse: « La musique, ce n’est pas difficile; il suffit de mettre la bonne note au bon moment ». Et vas z’y, Wilhelm Friedemann, débrouille toi avec ça.
Est-ce à dire que je classais alors monsieur Latenaille aux cotés de Jean Sébastien Dieu? Peut-être.
Sûrement pas!
Quoiqu’il en soit de ce parallèle aussi audacieux qu’enfantin, Monsieur Latenaille, contrairement à Bach père, avait de bonnes intentions. Il voulait tout simplement nous faire comprendre qu’un compositeur, divinité pour lui insurpassable, avait laissé sur le papier, sans aucune ambiguïté possible, toutes les indications pour que l’interprète, soumis et respectueux, puisse reproduire exactement ce qu’avait voulu le créateur. Sa pédagogie se résumait à ça. Vu comme ça, avec les idées de monsieur Latenaille, la musique, je le sais maintenant, aurait ressemblé à une religion et/ou à une prison. Bien dégagé derrière les oreilles et à genoux devant la relique intouchable que représente la partition. Si Monsieur Latenaille avait eu raison, comme la musique aurait été ennuyeuse. Comme son territoire aurait été exigu et desséché. Comme ses interprètes auraient fini neurasthéniques. Heureusement, il avait tort. Pas entièrement mais beaucoup. Et je m’en vais lui prouver (post-mortem) en huit mesures. Pas une de plus.
Choisissons un exemple. Commençons, cher Monsieur Latenaille, par ce qui est écrit sur le papier. Sonate numéro 23, Waldstein, de Beethoven. C’est marqué dessus, pas d’erreur possible.
Juste au-dessus de la portée, cette indication de vitesse (allegro con brio), comme un panneau au bord de la route. Sur cette portion de votre voyage vous devez rouler à 75 km/h, pas plus, pas moins. C’est clair et sans ambiguïté, comme le code de la route. Seulement voilà, sur le clavier, comme sur la route, y’a des chauffards et des pépères du dimanche. Parce que celui qui conduit, étant (pour l’instant) un être humain, parfois, il désobéit. En musique, il ne s’agit pas de désobéissance, mais plutôt, c’est le terme choisi, d’interprétation. En musique on ne dit pas désobéir, on dit interpréter. Heureusement que ce qualificatif d’interprétation ne s’applique pas au code de la route.
En musique, donc, soit pour frimer, soit parce qu’il le sent différemment, soit parce qu’il pense apporter un nouvel éclairage au génie du compositeur, parce qu’il pense que la matière musicale est mouvante et psychologique, contrairement à la conduite automobile, l’interprète peut accélérer, changer de rythme, même si cela peut provoquer une sortie de route! Comme tout était permis tant que TOUTES les notes étaient jouées dans le bon ordre mélodique et rythmique. Faut pas rigoler non plus!
Restons aujourd’hui sur cette simple idée du choix de la vitesse et regardons passer, chacun à son rythme, malgré les indications de Beethoven, trois génies mythiques du piano, pas des tocards, juste des stars aux choix esthétiques et pianistiques incontestables. Et là, comme s’ils se hissaient, sans avoir peur d’exhiber ce qui pourrait être pris comme un orgueil démesuré, à la hauteur du compositeur, leur volonté et leur goût osant modifier altérer et déplacer les pauvres indications de vitesse qu’avait laissé le grand Ludwig, il change la partition en lui offrant des éclairages et des intentions invisibles sur le seul papier. Pourtant, afin d’éviter ce genre de « dérapage » de « changement« , tout était écrit, n’est-ce pas Monsieur Latenaille ?
Trois mondes parfaits
Commençons par Claudio Arrau. Sur un battement de tambours, sombre et régulier, Arrau installe un lever de lumière qui annonce et prédit une explosion. Il va se passer quelque chose. Tout semble en suspension. Les enjeux, dès ces premières mesures, étant inaltérables, Arrau prend tout son temps, comme un maître absolument sûr de lui. Il joue toutes les notes, rien que les notes, beaucoup plus que les notes. Il plante profondément des racines. Huit mesures, donc, grandes et imposantes comme les voûtes d’une cathédrale. Arrau sait que Beethoven, quand il écrit cette pièce, vient de se faire offrir un grand piano à queue moderne, un instrument qui lui offre une nouvelle profondeur de son. Avec Beethoven, il explore les possibilités sonores de l’instrument.
Si Arrau intimide, la pianiste Martha Argerich, elle, choisit une lecture de la partition aux antipodes de celle du chilien. Elle nous prend au cœur, dés les premières notes, jusqu’à nous couper le souffle, pied au plancher. On dirait presque une œuvre différente, une pièce où l’urgence a remplacé la majesté. Argerich semble poursuivie, haletante et inquiète, alors qu’Arrau semblait investi d’un pouvoir jupitérien. Pourtant c’est exactement la même partition pour les deux artistes, le même code de la route. Un p’tit commentaire Monsieur Latenaille? Argerich, tout schuss !
Entre les deux pointes les plus extrêmes de l’interprétation de cette sonate (Arrau, Argerich), Alfred Brendel se tient, lui, face à cette partition, comme un sage, pondéré jusqu’à la mystique.
Parmi ces trois musiciens que je vous ai proposés aujourd’hui pour casser la doctrine de Monsieur Latenaille, aucun n’a raison, aucun ne se trompe. Il ne s’agit pas de cela.
Ecoutons Brendel qui choisit une voix ombragée, où l’équilibre et la rigueur apporte une fraîcheur lumineuse qui semble appartenir, non pas à la période romantique, mais à la période classique.
Mesure et structure. Brendel n’évoque pas la tempête ni l’écho des cathédrales. Il ne considère pas l’arrivée du nouveau piano de Beethoven. Il joue exactement ce qu’il y a sur la partition, juste ce qui est écrit, rien de plus; exactement comme Arrau et Argerich. Trés différemment. Étonnant non? Entre ces similitudes et ces différences, se tient l’âme interprétative de l’instrumentiste, un territoire étroit et fragile, son jardin d’Eden de musicien, son elixir de vie, sa manière d’aimer et servir. Sa liberté controlée et totale, à la fois, en même temps, comme dirait l’autre.
Monsieur Latenaille, je ne vous entends plus ?!?
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