« Shakespeare » #10: A quoi ressemble une vie à l’économie?
Il est clair que s’il est une chose qui m’a troublée ces derniers jours, c’est l’impossibilité de pouvoir recharger toutes nos machines. Et en ce qui me concerne cela touche particulièrement les batteries de mon drone, car « dronie » est un gros consommateur de volts que nous ne pouvons pas pour l’heure fournir.
Regarder la valise de dronie sachant qu’il n’en sortira pas m’est insupportable. Peut-être plus que de ne plus avoir d’ordinateur, de caméra ou d’appareil photo. C’est très ennuyeux pour le film que nous avons en chantier, mais pas insurmontable, cela nous oblige à bien réfléchir à ce que nous voulons filmer avant de déclencher et à gérer au mieux nos ressources.
Rien ne sert de s’apitoyer, nous n’avons pas de solution. A Salomon, on ne va pas à la boutique d’électronique du coin. Le coin est à des centaines de milles. Je fais donc avec. Comme pour beaucoup de choses.
120 oeufs
Le bateau est une école de la vie quotidienne. Une école de l’économie. Et c’est extrêmement intéressant. Gérer le gaz, l’eau, l’énergie, le carburant, le poids, les déchets. Une heure de four est impensable, les temps de cuisson sont optimisés et la cocotte à pression l’outil idéal.
Nos repas ont été étudiés pour être équilibrés, nous ne devons manquer de rien, nous partons sept mois et le frais pris aux escales dure rarement plus de quinze jours. Là aussi il faut choisir les produits diététiquement intéressants, à conservation optimale, aux déchets contenus. Nous sommes partis avec 120 oeufs en ayant tout lu sur les moyens de les conserver le plus longtemps possible. Chacun a sa technique, certaines sont plus difficiles pour nous à suivre que d’autres. Nous ne pouvons décemment pas nous amuser à les tourner sur eux mêmes tous les deux jours. Ils ont tenu quatre semaines, roulés séparément dans des feuilles de papier journal. Depuis, nous utilisons des oeufs déshydratés. Ils ne sont consommés ni brouillés ni au plat mais servent pour toutes les quiches et autres gâteaux. Légumes en boîte, flocons d’avoine, lait en poudre… tout a été calculé pour une autonomie de deux mois, au kilo près, nous ne pouvons pas nous permettre le moindre déséquilibre, ni l’excès.
L’eau est vitale. Nous devons boire beaucoup plus qu’à terre et tous les moyens sont bons pour que j’avale de l’eau plate, les deux plus efficaces sont le thé et les sirops. Là encore, les produits de douche sont réduits de moitié, pourquoi en mettre trop puisque de fait on consommera plus d’eau pour s’en débarrasser? Les vêtements? Ils ne sont pas sales, juste salés. Nous vivons dans le sel, même en rinçant tout à l’eau douce, l’air de séchage en est gorgé. Mais la saumure conserve, c’est connu. A terre, nous passerions notre temps sous la douche. Plus ici. Entre deux baignades, nous nous rinçons les pieds avant de descendre dans le carré, afin d’éviter que l’habitacle soit trop salé. Quand aux poubelles, tout ce qui est végétal et soluble part à l’eau, nous avons limité au maximum tous les cartons susceptibles de transporter des bestioles difficiles à éradiquer, le reste dans la baille à mouillage lorsque nous étions à Salomon et dans l’annexe en mer, jusqu’à la prochaine escale.
La convivialité ne s’économise pas
L’énergie enfin, elle est tout pour nous, nous permet de « faire de l’eau« , d’éclairer le bateau le soir, d’alimenter le pilote automatique et donc de recharger notre matériel informatique. Elle dépend du soleil, et là non plus nous ne le maîtrisons pas, ou du carburant: si le soleil fait défaut nous devons lancer le moteur. La priorité sera toujours au bateau, donc l’ordinateur de bord, l’Iridium et la VHF (*) sont actuellement les seuls à bénéficier d’énergie. Normal. Nos ordinateurs personnels, batteries, liseuses, tablettes devront attendre que nous trouvions une solution aux Maldives. Pour le drone, j’hésite entre les panneaux solaires et le groupe électrogène. Mais dans ce dernier cas, il faut évaluer le poids et la consommation. Toujours ce problème de charge.
Et nous voilà donc confrontés à un nouveau défi. Après « Y a-t-il une vie sans internet » que nous aborderons prochainement, « y a-t-il un quotidien sans ordinateur« ? La réponse est oui. Nous avons même gagné en convivialité, nous parlons plus tous ensemble, nous n’appuyons pas nos découvertes sous-marines respectives du film que nous avons tourné, nous racontons, imageons, supposons, avant de saisir tel ou tel ouvrage du bord afin de confirmer le nom d’une espèce. Nous faisons finalement plus d’efforts d’explications par le verbe. Nous parlons plus de nous aussi, car pour être quatre à bien nous connaître, Aline nous était presque inconnue avant son arrivée au sein de l’équipage.
A l’image de la météo, l’énergie nous soude. Etonnante conclusion.
(*) satellite de communication et liaisons radio
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