« Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le monde visible ». (Marcel Proust, « À la recherche du temps perdu »)
Et notamment cet abus de langage qui a dû faire bondir tous les Proustiens qui me lisaient: nommer Marcel le narrateur ou le héros d’À la recherche du temps perdu alors, que non – coup de théâtre pour les non initiés – l’auteur ne coïncide ni avec l’un, ni avec l’autre.
Dans les années qui ont suivi la publication des romans, et jusqu’aux années 1950 environ, les critiques avaient tendance à lire la Recherche comme une autobiographie.
Grave contresens. Philippe Lejeune est heureusement passé par là, et depuis Le Pacte autobiographique, nul n’ignore que l’autobiographie se définit par une équation simple :
Auteur = Narrateur = Personnage.
Ou pour le dire de manière un peu plus littéraire: l’autobiographie est « le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait, en mettant l’accent sur l’histoire de sa personnalité. » Or dans la Recherche, c’est le narrateur, et pas l’auteur, qui propose le récit rétrospectif de la naissance d’une vocation, jalonnée d’intuitions euphoriques, de temps perdu dans la mondanité ou dans l’amour, et de longs découragements. Depuis Proust et le roman de Jean-Yves Tadié, entre autres, la lecture de la Recherche comme un roman, et non comme une autobiographie, s’est bel et bien imposée.
Et puis si on lit le texte d’un peu près, aucun doute ne subsiste, il n’y a pas de Marcel qui tienne. Ce prénom n’apparaît que deux fois dans le roman, mais dans des tournures pour le moins ambiguës.
La première fois, c’est lorsque le héros observe Albertine en train de se réveiller:
« Elle retrouvait la parole, elle disait : “Mon” ou “Mon chéri”, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : “Mon Marcel”, “Mon chéri Marcel” Je ne permettais plus dès lors qu’en famille mes parents, en m’appelant aussi “chéri”, ôtassent leur prix d’être uniques aux mots délicieux que me disait Albertine. » (La Prisonnière, Pléiade, p. 583)
La construction participiale (« en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre« ) a ici une valeur conditionnelle et équivaut à « si l’on donnait au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre« , sous-entendez: mais ça n’est pas le cas.
Les secondes occurrences pourraient sembler plus décisives. Elles apparaissent dans une lettre qu’Albertine écrit au héros :
« Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelque chose puisse m’amuser autant que d’être avec vous ? ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. » (La Prisonnière, Pléiade, p. 663)
Comme le remarque Michihiko Suzuki (*) dans un article fondateur sur le « je » proustien (Bulletin de la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray n°9, 1959, page 69), il s’agit cependant d’un passage que Proust n’avait pas eu le temps de corriger, ce qu’il avait pourtant commencé à faire de manière systématique dans les autres avant-textes. On peut donc en déduire que s’il en avait eu la possibilité, Proust aurait modifié ou modalisé cette seconde occurrence, pour accentuer le caractère romanesque de son œuvre.
Alors mea culpa, c’est vrai, j’ai pris la liberté d’écrire Marcel sur mes cahiers d’écolier et dans ce journal d’une thésarde, précisément parce que ça n’était pas ma thèse. Et puis soyons lucide, on aime tous dire Marcel, et bien des critiques continuent à l’écrire sans vergogne.
Comme le disait Albert Cohen, impossible de faire l’amour sans prénom: alors continuons à dire Marcel, de temps à autre.
A suivre.
(*) Michihiko Suzuki a traduit en japonais la Recherche (Ndlr)
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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