Lettres ou ne pas être #57: Pour quoi faire?
« Estragon : Si Si, allons-nous-en loin d’ici ! / Vladimir : On ne peut pas. / Estragon : Pourquoi ? / Vladimir : Il faut revenir demain. / Estragon : Pour quoi faire ? » (Samuel Beckett, En attendant Godot, Acte deuxième).
Cette semaine a été un peu patchwork, typique des mois de juin où plusieurs logiques concurrentes s’affrontent, entre l’effervescence des derniers colloques avant les vacances, le festival de Cannes qui donne envie d’aller voir plein de films et les premiers rayons de soleil vraiment honnêtes qui remplissent les terrasses.
Comme mon copain est enfin revenu à Paris après plusieurs déplacements (ah l’attente… on ne sort pas de là chez les Proustiens, très beckettiens à cet égard), on a enchaîné les bons films, La loi du marché, Trois souvenirs de ma jeunesse et La Tête haute. J’ai vraiment adoré les trois (à croire que le soleil me fait perdre tout sens critique), avec une petite préférence pour les deux premiers, mais La Tête haute m’a rappelé un souvenir de jeunesse oublié: quand j’avais dix-sept ans, je voulais devenir juge pour enfant.
Alors pendant la première heure du film, je me dis que j’ai raté ma vocation, que je ne sers à rien et que j’aurais été une juge pour enfant géniale, hyper humaine et à l’écoute mais juste et intransigeante comme Catherine Deneuve. Et puis au bout d’une heure et demie de film, je me souviens pourquoi j’ai changé d’avis: je déteste prendre des décisions, choisir m’angoisse profondément (enfin disons m’angoisse un peu). Alors décider toute la journée si on envoie des ados en prison ou dans un Centre Educatif Fermé, c’est juste l’enfer, comme fliquer des caissières dans La loi du marché. Moi qui pensais qu’il n’y avait qu’à la fac qu’on continuait à noter des adultes, je me mettais le doigt dans l’œil.
En thèse, je dois évidemment prendre des décisions – est-ce que je propose une communication pour tel colloque alors que j’ai déjà deux articles à rendre pour des revues scientifiques, est-ce que le chapitre 2 de ma première partie ne serait pas mieux placé à la fin de ma deuxième partie – mais sur l’échelle des choix, on reste loin du dilemme cornélien ou du cas de conscience insoluble d’un médecin qui doit pratiquer une euthanasie ou d’un président qui hésite à déclencher une intervention en Syrie. Lorsque je relève la tête de mon ordinateur (comme dans la pub pour la fête du cinéma), je me dis que mes décisions – qui constituent quand même des micro-événements dans le train-train de ma thèse – ne vont pas changer le monde, ni même la vie d’un autre comme dans La Loi du marché. Et c’est bien le problème, ma motivation en prend un sacré coup à chaque fois.
Quand je participe à des colloques, j’ai même l’impression d’être enfermée dans une tour d’ivoire d’où l’on ne perçoit que les échos diffractés et atténués du monde, où les intervenants parlent, et parlent et parlent encore, et en général de plus en plus vite pour arriver au terme de leur communication, mais « Pour quoi faire?« , comme dirait Manu dans le sketch des Inconnus ou Estragon à la fin d’En attendant Godot.
En dix jours, j’ai assisté à cinq jours de colloques dans trois villes différentes, rédigé une communication pour un autre colloque, essayé cinquante fois de trouver une solution à la petite incohérence que ma directrice a pointée dans mon plan (et qui concerne évidemment ma première partie), et j’essaye de ne pas écouter la petite voix qui me dit : « Mais pour quoi faire?«
Après tout, j’imagine qu’on se pose tous plus ou moins la question dans nos métiers respectifs, alors autant continuer à y croire, la tête haute. Et puis qui sait, j’enseignerai peut-être un jour dans un Centre Educatif Fermé… Et là, on ne pourra plus me reprocher de ne pas être utile.
Comme mon copain est enfin revenu à Paris après plusieurs déplacements (ah l’attente… on ne sort pas de là chez les Proustiens, très beckettiens à cet égard), on a enchaîné les bons films, La loi du marché, Trois souvenirs de ma jeunesse et La Tête haute. J’ai vraiment adoré les trois (à croire que le soleil me fait perdre tout sens critique), avec une petite préférence pour les deux premiers, mais La Tête haute m’a rappelé un souvenir de jeunesse oublié: quand j’avais dix-sept ans, je voulais devenir juge pour enfant.
Alors pendant la première heure du film, je me dis que j’ai raté ma vocation, que je ne sers à rien et que j’aurais été une juge pour enfant géniale, hyper humaine et à l’écoute mais juste et intransigeante comme Catherine Deneuve. Et puis au bout d’une heure et demie de film, je me souviens pourquoi j’ai changé d’avis: je déteste prendre des décisions, choisir m’angoisse profondément (enfin disons m’angoisse un peu). Alors décider toute la journée si on envoie des ados en prison ou dans un Centre Educatif Fermé, c’est juste l’enfer, comme fliquer des caissières dans La loi du marché. Moi qui pensais qu’il n’y avait qu’à la fac qu’on continuait à noter des adultes, je me mettais le doigt dans l’œil.
En thèse, je dois évidemment prendre des décisions – est-ce que je propose une communication pour tel colloque alors que j’ai déjà deux articles à rendre pour des revues scientifiques, est-ce que le chapitre 2 de ma première partie ne serait pas mieux placé à la fin de ma deuxième partie – mais sur l’échelle des choix, on reste loin du dilemme cornélien ou du cas de conscience insoluble d’un médecin qui doit pratiquer une euthanasie ou d’un président qui hésite à déclencher une intervention en Syrie. Lorsque je relève la tête de mon ordinateur (comme dans la pub pour la fête du cinéma), je me dis que mes décisions – qui constituent quand même des micro-événements dans le train-train de ma thèse – ne vont pas changer le monde, ni même la vie d’un autre comme dans La Loi du marché. Et c’est bien le problème, ma motivation en prend un sacré coup à chaque fois.
Quand je participe à des colloques, j’ai même l’impression d’être enfermée dans une tour d’ivoire d’où l’on ne perçoit que les échos diffractés et atténués du monde, où les intervenants parlent, et parlent et parlent encore, et en général de plus en plus vite pour arriver au terme de leur communication, mais « Pour quoi faire?« , comme dirait Manu dans le sketch des Inconnus ou Estragon à la fin d’En attendant Godot.
En dix jours, j’ai assisté à cinq jours de colloques dans trois villes différentes, rédigé une communication pour un autre colloque, essayé cinquante fois de trouver une solution à la petite incohérence que ma directrice a pointée dans mon plan (et qui concerne évidemment ma première partie), et j’essaye de ne pas écouter la petite voix qui me dit : « Mais pour quoi faire?«
Après tout, j’imagine qu’on se pose tous plus ou moins la question dans nos métiers respectifs, alors autant continuer à y croire, la tête haute. Et puis qui sait, j’enseignerai peut-être un jour dans un Centre Educatif Fermé… Et là, on ne pourra plus me reprocher de ne pas être utile.
A suivre.
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