« […] chaque vice, comme chaque profession, exige et développe un savoir spécial qu’on n’est pas fâché d’étaler. » (« À l’ombre des jeunes filles en fleurs », Marcel Proust)
Je me prends la tête avec un jargon critique dont je vois de moins en moins l’intérêt, j’avance à petits pas dans ma relecture des Jeunes filles en fleurs et j’assiste à deux heures de séminaire sur Proust d’un ennui insoutenable. L’intervenant a visiblement arrêté de réfléchir depuis qu’il a obtenu son poste aux Etats-Unis, la salle est confite en une dévotion mortifère devant la communication sans queue ni tête que Monsieur-j’ai-mon-poste-je-m’en-fous-j’arrête-de-travailler a dû écrire dans l’avion entre ses deux plateaux repas, et les questions tirent en longueur polie alors qu’on a tous envie de fuir cette salle surchauffée par l’énergie qu’on doit déployer pour ne pas piquer du nez.
L’organisatrice du séminaire surjoue l’enthousiasme à la fin de l’intervention, pour compenser la stupeur dans laquelle on a tous sombré, une doctorante peroxydée pose une question inepte en espérant sans doute se faire remarquer par Monsieur-je-m’en-fous-je-gagne-trois-fois-plus-que-vous-aux-Etats-Unis, et un Chinois lit une interminable question qu’il a péniblement griffonnée depuis trois-quarts d’heure sur son Moleskine.
Je déteste ma vie.
Heureusement qu’il fait beau quand je sors boulevard Saint-Michel, sinon je me reconvertirais. C’est peut-être pour ça que je travaille sur Proust d’ailleurs : mon « petit personnage barométrique » est toujours aussi sensible aux pages où le narrateur de la Recherche se fait le « salueur chantant du soleil », par exemple au début de La Prisonnière quand il dit que de tous les personnages qui composent notre individu, « ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le plus essentiel » et que chez lui, « quand la maladie aura fini de les jeter l’un après l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois qui auront la vie plus dure que les autres », et notamment ce petit personnage dont un rayon de soleil illumine la journée.
J’aurais presque envie de dire avec lui « qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts, s’il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau ». »
Je n’en suis heureusement pas encore là, mais je sens bien que chez moi, le personnage du doctorant ne sera un jour qu’un vieux souvenir délavé, alors que le salueur du soleil continuera longtemps à triompher de tous les autres quand une nappe de lumière viendra éclairer un immeuble haussmannien ou une maison de campagne.
Au fond j’aurais dû être Inca, pas doctorante.
A suivre.
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