« Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même. » (Marcel Proust – Albertine disparue)

Depuis une dizaine de jours, j’ai recommencé à lire Proust en tapant tous les passages ou les citations qui pourront m’être utiles pour ma thèse. L’année dernière, j’avais relu La Recherche presque en entier mais confortablement assise dans un fauteuil ou allongée sur mon lit. Maintenant, trois ou quatre heures par jour, je recopie et commente en quelques lignes les extraits que je vois où intégrer dans la première mouture de mon plan. C’est finalement assez rapide (j’ai commencé hier À l’ombre des jeunes filles en fleurs) et vraiment agréable: depuis septembre, je ne lisais presque que de la critique littéraire ou des classiques en sciences humaines, donc j’ai l’impression de revivre en me replongeant dans mon corpus. Parce que quand on décide de faire une thèse, c’est en général pour ça: lire et relire un texte dont on est tombé amoureux, qui est devenu pour nous un miroir déformant à travers lequel on voit différemment le monde qui nous entoure.

 

C’est ce que dit Barthes dans Le Plaisir du texte: À la recherche du temps perdu est pour lui « l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie – comme l’étaient les Lettres de Mme de Sévigné pour la grand-mère du narrateur, les romans de chevalerie pour don Quichotte […]. »
La mathesis, qui vient du mot grec signifiant la connaissance, c’est la science universelle, l’ensemble des connaissances, et le mandala désigne une figure à valeur mystique et rituelle. En un mot, l’œuvre de Proust est le cercle magique où Barthes, et n’importe quel lecteur après lui, se replonge régulièrement, en une cérémonie quasi-mystique où il puise un ensemble de vérités toujours renouvelées, qui donnent une lumière nouvelle au monde qui l’entoure.
Comme don Quichotte, qui voit le monde à travers les valeurs des romans de chevalerie, ou la grand-mère du héros de la Recherche qui cite quotidiennement Mme de Sévigné, non pas pour faire montre de son érudition mais parce que sa vision du monde, de la mondanité, de l’amour filial, a été forgée par les célèbres Lettres, tout bon lecteur de Proust se met à voir et à vivre en Proust.
 
En relisant la Recherche, je pourrais y trouver à chaque page des clins d’œil à ma thèse. Le narrateur évoque « celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle » (Du côté de chez Swann, Pléiade, I, p. 181) et je suis d’accord avec lui puisqu’il comprend « la vie intellectuelle » au sens large de la vie de l’esprit, à la fois imaginaire, spirituelle et sentimentale. Donc indépendamment de la thèse, c’est dans nos têtes que les péripéties et les rebondissements les plus infimes et les plus spectaculaires se succèdent à la vitesse de la lumière.
 

Au sujet de M. de Norpois, un ami diplomate des parents du héros, dont on s’étonne qu’il réponde si vite aux innombrables lettres qu’il reçoit quotidiennement, quoiqu’il soit si occupé, le narrateur écrit que «les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus, […] (de même que les vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité, et les provinciaux au courant de tout)» (À l’ombre des jeunes fille​s en fleurs, Pléiade, II, p. 430). Je trouve ça tellement vrai qu’il me vient en tête dix exemples que je pourrais m’appliquer à moi-même:
Depuis que je suis en thèse, je suis toujours stressée quoique je n’aie pas vraiment de N+1 ou de N+2 au-dessus de moi pour me stresser, ni de cadre de travail contraignant / Depuis que je suis en thèse, je suis toujours stressée parce que je n’ai pas vraiment de N+1 ou de N+2 au-dessus de moi pour me stresser, donc il faut bien que je le fasse moi-même.
 
Depuis que je suis en thèse, je me sens toujours en retard quoique je n’aie pas d’échéance précise / Depuis que je suis en thèse, je me sens toujours en retard parce que je n’ai pas d’échéance précise.
 
Et quand le héros, pendant ses vacances à Combray, se promène du côté de Méséglise, c’est-à-dire du côté de chez Swann, il est frappé par l’écart entre les impressions de joie ou de douleur intenses que l’on peut éprouver et la pauvreté des mots avec lesquels on les exprime. Le ravissement qui le saisit face au rayon de soleil qui vient dorer la petite cahute en tuiles du jardinier de M. Vinteuil, après une heure de pluie et d’averse, ne lui arrache que l’exclamation « Zut, zut, zut, zut« , et le regret de ne pas trouver les mots qui traduiraient cet enthousiasme. Il se fait alors la réflexion que « [son] devoir eût été de ne pas [s]’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans [son] ravissement. »
Exactement ce qu’on attend d’un étudiant en thèse finalement: dépasser le ravissement pour un texte en formulant et en conceptualisant ses premières intuitions de lecteur.
 

 

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