« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Plus que six semaines de cours avant la fin du semestre, ce qui veut dire pour moi – et c’est le cas de tous les profs – une accélération dans la correction des copies. Comme on espère apprendre quelques broutilles à nos élèves en douze séances de cours, on place généralement nos DST à la fin du semestre. Et comme il faut au minimum deux notes par étudiant, les copies s’accumulent à partir de novembre.
Cette semaine, je corrige un premier paquet pour mon cours d’orthographe. Le devoir consistait en quelques exercices à trous, sur les participes passés et les présents de l’Indicatif un peu compliqués (du genre des verbes en –dre) et en un sujet d’expression écrite auquel ils devaient répondre en quarante lignes. J’avais choisi un article de la revue XXI que Léna Mauger consacre aux « Évaporés du Japon« , ces gens qui disparaissent du jour au lendemain pour changer de boulot, parfois de sexe, en un mot changer de vie, et je demandais à mes étudiants d’imaginer la délibération d’une personne qui en vient à la conclusion que : « Mieux vaut fuir que perdre la face.«
Dans l’ensemble, ces copies sont assez émouvantes parce qu’on sent poindre assez rapidement la confidence autobiographique, que je ne leur demandais pourtant pas. Certains élèves évoquent la peur de décevoir leurs parents par le choix d’une filière dévalorisée ou par un échec, d’autres par la révélation de leur homosexualité – j’ai une belle copie d’un élève qui décrit son coup de foudre pour un autre garçon. Par contre, le nombre d’étudiantes qui écrivent sur le calvaire quotidien d’une femme battue me paraît assez inquiétant: influence de la télé, fantasme ou réalité? J’ose espérer qu’elles n’ont pas toutes des pères ou des copains violents, et que ces copies ont choisi le parti de la fiction; quoi qu’il en soit, la hantise est bien là.
Et comme je m’y attendais, les fautes d’orthographes sont aussi de la fête : « un jours, j’ai décidai de tous laisser tombé« , « J’ai honte du mal que j’ai fais a ses gens mais je ne peut pas me dénoncé« , « Mes parents passait leur temps à ce rabaissé« , « Je veut m’enfuire vers la solitude ou il n’y a personne pour me juger« …
Chaque copie a ses perles, la palme revenant à cette élève qui décrit son désir de quitter le milieu socio-familial rural dans lequel elle a grandi, sa volonté d’échapper au destin de ses parents agriculteurs, et qui conclut: « Pendant des semaines, j’ai imaginé des plants pour échappé a la ferme« . C’est l’une de mes élèves préférées, qui est venue me prévenir dès le premier cours qu’elle traînait des problèmes d’orthographes depuis toujours, et que ses profs de lycée lui avaient fortement déconseillé de tenter une licence. Sa copie est malheureusement très mauvaise, mais le « t » en trop des plans qu’elle échafaude me semble la coquille la plus poétique du semestre. Rien que pour cette faute, je pourrais lui mettre un point de bonus.
Ceci dit pour moi, cette question de l’orthographe devient vraiment problématique. J’avais montré une copie à un ami qui enseigne à Paris IV, et son diagnostic m’avait presque fait rire : « Non mais là c’est sûr, l’élève est dyslexique. » Ce serait tellement simple si c’était le cas, mais comment comprendre alors qu’une copie sur cinq soit écrite par un étudiant dyslexique ? À mon avis, à l’exception de la Sorbonne, tous les élèves de licence ont aujourd’hui des problèmes d’orthographe structurels et, sans relancer la polémique Macron, certains pourraient presque être qualifiés d’illettrés. J’assume le mot et mes collègues, quel que soit leur parti politique, n’ont pas peur non plus de le prononcer. Parce qu’en un sens pour nous, c’est reconnaître une partie non négligeable de notre travail que de mettre un mot sur ce phénomène de société.
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
Cette semaine, je corrige un premier paquet pour mon cours d’orthographe. Le devoir consistait en quelques exercices à trous, sur les participes passés et les présents de l’Indicatif un peu compliqués (du genre des verbes en –dre) et en un sujet d’expression écrite auquel ils devaient répondre en quarante lignes. J’avais choisi un article de la revue XXI que Léna Mauger consacre aux « Évaporés du Japon« , ces gens qui disparaissent du jour au lendemain pour changer de boulot, parfois de sexe, en un mot changer de vie, et je demandais à mes étudiants d’imaginer la délibération d’une personne qui en vient à la conclusion que : « Mieux vaut fuir que perdre la face.«
Dans l’ensemble, ces copies sont assez émouvantes parce qu’on sent poindre assez rapidement la confidence autobiographique, que je ne leur demandais pourtant pas. Certains élèves évoquent la peur de décevoir leurs parents par le choix d’une filière dévalorisée ou par un échec, d’autres par la révélation de leur homosexualité – j’ai une belle copie d’un élève qui décrit son coup de foudre pour un autre garçon. Par contre, le nombre d’étudiantes qui écrivent sur le calvaire quotidien d’une femme battue me paraît assez inquiétant: influence de la télé, fantasme ou réalité? J’ose espérer qu’elles n’ont pas toutes des pères ou des copains violents, et que ces copies ont choisi le parti de la fiction; quoi qu’il en soit, la hantise est bien là.
Et comme je m’y attendais, les fautes d’orthographes sont aussi de la fête : « un jours, j’ai décidai de tous laisser tombé« , « J’ai honte du mal que j’ai fais a ses gens mais je ne peut pas me dénoncé« , « Mes parents passait leur temps à ce rabaissé« , « Je veut m’enfuire vers la solitude ou il n’y a personne pour me juger« …
Chaque copie a ses perles, la palme revenant à cette élève qui décrit son désir de quitter le milieu socio-familial rural dans lequel elle a grandi, sa volonté d’échapper au destin de ses parents agriculteurs, et qui conclut: « Pendant des semaines, j’ai imaginé des plants pour échappé a la ferme« . C’est l’une de mes élèves préférées, qui est venue me prévenir dès le premier cours qu’elle traînait des problèmes d’orthographes depuis toujours, et que ses profs de lycée lui avaient fortement déconseillé de tenter une licence. Sa copie est malheureusement très mauvaise, mais le « t » en trop des plans qu’elle échafaude me semble la coquille la plus poétique du semestre. Rien que pour cette faute, je pourrais lui mettre un point de bonus.
Ceci dit pour moi, cette question de l’orthographe devient vraiment problématique. J’avais montré une copie à un ami qui enseigne à Paris IV, et son diagnostic m’avait presque fait rire : « Non mais là c’est sûr, l’élève est dyslexique. » Ce serait tellement simple si c’était le cas, mais comment comprendre alors qu’une copie sur cinq soit écrite par un étudiant dyslexique ? À mon avis, à l’exception de la Sorbonne, tous les élèves de licence ont aujourd’hui des problèmes d’orthographe structurels et, sans relancer la polémique Macron, certains pourraient presque être qualifiés d’illettrés. J’assume le mot et mes collègues, quel que soit leur parti politique, n’ont pas peur non plus de le prononcer. Parce qu’en un sens pour nous, c’est reconnaître une partie non négligeable de notre travail que de mettre un mot sur ce phénomène de société.
À suivre.
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