La « polémique Gauchet »: mauvais feuilleton et vrai débat
L’appel au boycott des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, lancé par Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie en juillet dernier, n’a découragé ni les historiens professionnels ni les amateurs de la manifestation culturelle blésoise. Certains débats ont été plus houleux que d’habitude, mais les vraies questions demeurent. Affaire à suivre.
Le 30 juillet 2014, une tribune de Libération lançait une polémique intellectuelle, politique et médiatique en invitant à boycotter les Rendez-vous de l’Histoire de Blois, consacrés cette année au thème « Les Rebelles« . Lancé par le jeune auteur Édouard Louis et par le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, cet appel reprochait au comité scientifique des RV de l’histoire d’avoir choisi Marcel Gauchet pour prononcer la conférence inaugurale, au motif que le philosophe se serait distingué par une opposition systématique aux rebelles du derniers tiers du XXe siècle, et plus précisément « aux mouvements sociaux, au Pacs, au mariage pour tous, aux mouvements féministes, à Bourdieu et à Foucault« . Avec une certaine arrogance, les deux auteurs exprimaient leur « dégoût » devant ce choix qui discréditait, selon eux, une manifestation qu’on ne pouvait « désormais plus appeler intellectuelle ou culturelle » et appelaient Michelle Perrot à démissionner de son poste de présidente de la 17ème édition des RV de l’Histoire.
Le 6 août, une vingtaine de personnalités, en grande majorité des écrivains et des artistes, signait une seconde tribune qui précisait que la polémique ne portait pas sur Marcel Gauchet, « qui ne nous intéresse pas« , mais sur la scène installée par les RV de l’Histoire. Cette tribune réitérait pourtant avec virulence les accusations portées contre Marcel Gauchet, sans références à des textes précis du philosophe. La pétition contre Marcel Gauchet obtenait finalement 229 signatures, quelques jours avant les RV de l’Histoire.
Le 10 octobre, dans un entretien accordé au Monde, Marcel Gauchet répondait à ces attaques en niant avec stupéfaction ce qu’il présente comme « des calomnies grossières sans la moindre base« . Il reconnaît tout de même dans la polémique un « noyau rationnel« , en suggérant qu’on lui reproche -et ce serait le fond du problème- d’avoir contesté les analyses de Foucault sur le pouvoir et de Bourdieu sur la domination. Dans le même journal, plusieurs historiens (notamment Ludivine Bantigny et Guillaume Mazeau) ajoutaient de l’eau au moulin des accusations en reprochant à Gauchet de diffuser des positions réactionnaires et libérales, notamment favorables à la politique menée par Nicolas Sarkozy, et de les banaliser par une rhétorique dangereuse dans le climat de crise que nous traversons. Pour le journaliste Nicolas Truong, cette fronde contre l’ancien militant de la gauche radicale et contre « la belle agora » que représentent les RV de l’Histoire ravive « la bataille de la pensée 68 » et traduirait une révolte générationnelle contre « les sénateurs de la pensée qui auraient renoncé à toute radicalité« .
Acte II – 10 octobre 2014, 14h30 : « Débat houleux »
Dès le vendredi, dans l’hémicycle noir de monde de la Halle aux Grains de Blois, le ton monte très vite entre Marcel Gauchet, qui trouve une alliée musclée en Elisabeth Lévy, et l’historien Nicolas Offenstadt soutenu par Jean Birnbaum. Dans Le Monde du 10 octobre, les historiens reprochaient aux RV de l’Histoire d’offrir à Marcel Gauchet une conférence « ex cathedra« , sans débat: celui-ci a pourtant bien lieu, quelques heures avant la conférence inaugurale.
Elisabeth Lévy commence par s’insurger contre ceux qu’Artaud appelait « les anarchistes couronnés« , ces rebelles aujourd’hui omniprésents dans les médias mais qui « dressent des listes » de réactionnaires désignés comme dangereux pour la société. Marcel Gauchet se déclare ahuri des accusations de sexisme et d’homophobie portées contre lui, et les présente comme de pures fantasmagories puisqu’il aurait toujours été favorable au mariage homosexuel, se prononçant plusieurs fois en ce sens dans des séminaires de psychanalyse par exemple. De même, il se serait régulièrement opposé à Nicolas Sarkozy dont les historiens l’accusent pourtant d’être le chantre. Marcel Gauchet demande alors à Nicolas Offenstadt s’il a déjà lu un seul de ses livres pour proférer de telles attaques, et l’historien de répondre qu’il se refuse à entrer « dans cette querelle scolaire« , ce qui lui vaut les huées d’un public furieux : « Gauchet vaut mieux que vous ! On n’est pas chez Ardisson, on veut un débat de fond, et pas le derrière de vos chiottes ! etc…«
Gauchet invite alors les historiens qui ont soutenu l’appel du 30 juillet à démissionner de l’Université, en soulignant que le B.A. BA de leur travail consiste à vérifier et à citer leurs sources, en se méfiant des citations tirées de leur contexte.
Tonnerre d’applaudissements, 1-0 pour Gauchet.
Le débat se recentre péniblement sur son thème, les « rebellocrates« , et devient plus intéressant dans la recherche d’une définition. Pour Offenstadt, les rebelles seraient ceux qui défendent une idéologie du progrès, en luttant contre les dominants qui détiennent le pouvoir économique et social. L’historien s’inquiète également de l’instrumentalisation de l’histoire par des journalistes et des hommes politiques qui l’utilisent comme une arme pour prôner leur conception étroite de l’identité nationale. Gauchet répond que l’instrumentalisation de l’histoire par les hommes politiques a toujours eu lieu, notamment au XIXe siècle, et que l’historien doit en effet lutter contre ses motivations personnelles. Il ajoute que le discrédit dont souffrent aujourd’hui les sciences sociales s’explique en partie par le fait qu’une militance politique les a envahies. Offenstadt rétorque que la politisation des sciences sociales a pu entraîner de grandes avancées, notamment avec le marxisme, et que la politisation des sciences sociales a plutôt reculé ces dernières années. Et quand Jean Birnbaum demande à Gauchet des exemples précis d’ouvrages qui exprimeraient cette politisation des sciences sociales, Gauchet lui répond qu’aucun exemple ne lui vient à l’esprit, ce qui permet à Birnbaum de souligner que l’approximation dans les sources se trouve dans les deux camps.
1 partout pour Gauchet et ses adversaires.
Acte III – 10 octobre 2014, 19h30 : « Tout ça pour ça ? »
Jean-Noël Jeanneney, qui préside le Conseil scientifique des RV de l’Histoire, ouvre la conférence inaugurale en qualifiant l’appel au boycott de « fatwa » et de censure fétides, trop contraires à l’esprit de débat des RV de l’Histoire pour mériter mieux que quelques mots de mépris. Après deux mois de polémique, la conférence inaugurale est donc ouverte sur le thème : « Qui sont les acteurs de l’histoire?« .
Marcel Gauchet commence par riposter à la polémique en s’étonnant que la rébellion soit devenue « une marque déposée sur laquelle veillent des propriétaires autoproclamés« , une matière sacrée dont on ne pourrait parler qu’à condition de pouvoir présenter « un certificat de rébellion » en bonne et due forme. En reprenant une expression de l’appel du 30 juillet, Gauchet souligne que les RV de l’Histoire et, plus globalement le travail historiographique, n’ont pas vocation à « célébrer les rebelles » mais à les comprendre: il leur faut fuir l’autocélébration pour rendre intelligible un réel complexe et changeant.
Le philosophe évoque ensuite la très grande variété des formes de la rébellion, à droite comme à gauche, et avance que le rebelle était essentiellement un homme de droite tant que le monde allait à gauche mais que la rébellion semble s’être déplacée à gauche aujourd’hui que le monde vire à droite. Il rappelle ainsi que le rebelle du XIXe siècle était avant tout le défenseur du passé, le nostalgique de l’Ancien Régime, mais aussi le « rebelle artiste » que révulsaient le mauvais goût bourgeois et l’abêtissement populaire. À côté de ces deux catégories de rebelles, il distingue « les Impatients de l’Histoire », révoltés par l’écart entre des principes dont ils attendent la réalisation et une réalité sociale décevante: ces rebelles-là « s’inscrivent en plein dans la marche de l’histoire vers l’égalité, pour en précipiter le mouvement« .
Selon Gauchet, depuis la fin des années 1970, une révolution néo-libérale, culturelle et technologique a cependant bouleversé notre rapport à l’Histoire: la figure de la révolution et les masses révolutionnaires se sont éclipsées, au profit d’individualités qui seraient « déterminées à devenir rebelles » par la société. Pour le philosophe, il s’agit d’une « révolution de l’échappée de l’Histoire à notre prise« , qui fait triompher le règne du présent et qui réduirait l’historien à être « un gardien du patrimoine, préposé à la commémoration« . Quant au rebelle, il serait « l’aboutissement libertaire » d’une longue généalogie, à qui ne resterait que « le refus subjectif par rapport à un ordre et à une dynamique devant lesquels il est impuissant« . La rébellion serait ainsi devenue la norme, « le conformisme d’une société où le conformisme n’est plus possible« . Pour Gauchet, la seule manière de retrouver le sens et l’intelligence de l’histoire serait de lutter contre « le narcissisme oppositionnel qui ne mène nulle part » en redéfinissant un projet collectif.
Acte IV- Débat à suivre
À la sortie de cette conférence inaugurale, les réactions sont assez mitigées, voire déçues. L’exercice est évidemment très rigide, puisque qu’il n’est suivi d’aucun débat, ce qui laisse ouvertes beaucoup de questions. Cette conférence n’avait pas vocation à répondre aux attaques de l’appel du 30 juillet, mais le public semble en partie déçu que Gauchet ne se soit pas affronté à l’enjeu central de la polémique, qui semble finalement tourner autour de l’héritage des pensées de Bourdieu et de Foucault: selon Gauchet leurs analyses, bien que brillantes, échouent à comprendre les phénomènes de domination.
Le philosophe a annoncé qu’un débat portant sur ces questions serait organisé très prochainement par Le Monde et animé par Nicolas Truong: Gauchet pourra enfin y discuter, avec des philosophes et des sociologues qualifiés, des analyses de Foucault et de Bourdieu.
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