« Is this America? Est-ce ça l’Amérique? » En 2 clips, 2 chansons, 2 stars de la musique rap, « Drake » et « Childish Gambino » répondent à cette question brûlante. Résultat: Deux portraits extraordinaires de force qui explosent l’univers des vidéos musicales, et bien au-delà. Objets politiques complexes et ambigus, pièges à clics, chefs-d’œuvre? Appuyons sur pause un instant. Analyse en profondeur.
Is this America?
Je ne voudrais pas commencer en vous « wikipédiant » la tête. Voici en guise d’apéritif, les notices biographiques des deux artistes qui nous occupent aujourd’hui. L’américain Childish Gambino, et le canadien Drake. C’est fait! Passons aux choses sérieuses: leurs derniers opus.
Drake: « God’s Plan »: Un chef d’oeuvre… de marketing?
D’abord s’arrêter au titre, quitte à y revenir plus tard. « God’s plan », le plan de Dieu. Rien de moins que l’affichage d’une ambition divine? Dévoiler ce que Dieu himself aimerait bien faire? Devrait faire? Drake annonce d’emblée qu’en six minutes il va nous montrer (en un clip) ce que Dieu aurait sûrement (c’est Drake qui le dit) aimé réaliser. Le rappeur a donc comme ambition de remplacer un Dieu impuissant à soulager les misères des hommes. Intéressant.
Puisque le monde du rap est majoritairement régi par des valeurs de l’hyper-capitalisme, du chiffre et de l’argent, commençons par le début du clip de Drake. Ces chiffres: 996 631, 90 et le signe magique: $. Ce n’est donc pas son numéro de téléphone que nous donne Drake, mais le budget qui lui a été alloué pour réaliser le clip de son nouveau titre. Mais plutôt que de se payer quelques bimbos siliconées, des flingues et quelques belles bagnoles avec effets spéciaux, Drake a eu une autre idée, une idée que je qualifierais sans trembler de géniale. Reste à savoir, géniale dans quel domaine?
Drake va distribuer cette somme, six minutes durant, au petit bonheur la chance, dans un quartier défavorisé de Miami, à ceux qui rament et souffrent dans l’Amérique sans pitié d’aujourd’hui. Le tout, bien sûr, filmé au plus près par sa réalisatrice, Karena Evans. Plus fort que la loterie, plus fort que Midas, voici Drake: l’homme qui fait des miracles!
Voilà la règle et le script du clip: toute personne qui croisera la star durant le tournage du clip, verra instantanément sa vie changée grâce à un gros paquet de billets remis en main propre par l’artiste. Effets immédiats, émotion et larmes, le résultat est bouleversant… et très rentable. Drake change la vie d’un jeune couple récemment marié et fauché, aide une bibliothèque, finance un programme de cours du soir pour enfants défavorisés… La caméra ne perd rien. Et tout à coup on se retrouve dans l’univers de la téléréalité. Magic TV! A moins que ce ne soit un épiosode inédit de la série « Black Mirror ».
Puisqu’au début on parlait de chiffres, sachez que cette vidéo stupéfiante a déjà été vue plus de 500 millions de fois. Jackpot. La bonté serait-elle devenue dans la musique le must du bankable au pays du billet vert? Mais avant de continuer, je vous invite à la regarder cette vidéo,… ou la re-re-re-garder. Si Dieu pouvait, donc, il ferait ça?
Avouez!
Ce spectacle (car c’en est un) vous a ému. Normal. J’y ai aussi versé ma petite larme. Impossible de demeurer insensible à ce qui nous est donné à voir. Les pleurs de cette mère, le rire de cet étudiants, l’incrédulité béate de ces anonymes qui se voient offrir les courses du jour. Des enfants, des handicapés, des gens de peu, des mamans, tous noirs sans exception. Le casting (dû au hasard?) est splendide! A moins d’avoir un cœur de pierre. Et immédiatement, dans le ressenti des spectateurs que nous sommes, deux positions émotionnelles se détachent. D’abord l’admiration et la gratitude pour ce type au cœur d’or. « Drake is wondeful » dans le rôle de Dieu. Puis vient une question aussi spontanée que pernicieuse: Pourquoi les milliardaires ne font-ils pas la même chose? Bolloré distribuant des biftons à La Courneuve et Arnault arrosant tout le 9-3, ça aurait de la gueule, non? On se calme!
Même si l’on ne peut préjuger des véritables intentions et des calculs de Drake, force est de constater qu’il a merveilleusement utilisé le spectacle de ses bons sentiments, par cette charité qu’il a organisée. Une charité qui rapporte gros, of course.
« Mais qu’a-t-il fait au juste, à part dorer sa légende? » disent les uns.
« Mais quand même c’est super, pour ceux qui ont touché » disent les autres, « et pis Drake aurait pu ne rien donner »… etc.
Le cas est insoluble. Il fait parler et débattre. En cela, il est une oeuvre vivante, passionnante, politique et morale (au-delà de la morale?).
Alors Drake, comment va l’Amérique? Réponse, en six minutes de musique, qui peut se résumer ainsi:
Seuls des miracles, (Borges ne disait-il pas que Dieu et la Loterie fonctionnaient de la même manière?) peuvent ponctuellement sauver ce pays de la misère et du racisme qui le gangrènent.
Rien d’autre que le hasard, divin, ou pas. God’s plan! Changeons de monde. Changeons d’Amérique.
Childish Gambino: This is America.
Alors Childish, comment va mal l’Amérique ?
This is America. Comme ça, répond le rappeur, chanteur, humoriste, producteur, réalisateur, acteur… et maintenant danseur, Donald Glover aka Childish Gambino. Une vision d’apocalypse souriante et macabre en même temps.
Nous avions déjà pu apprécier la finesse et la justesse de son regard lors de série « Atlanta » qu’il réalisa en 2016 autour des questions du racisme et des violences qui déchirent la société américaine. Un must! On allait voir si le rappeur était à la hauteur du scénariste. Le résultat est une énorme claque, que je qualifierais sans trembler de chef d’œuvre… artistique. Mais avant d’aller plus loin, regardons cet objet vidéo avec la concentration qu’il mérite. Et attention! Il est, comme toute bonne oeuvre d’art, plein de pièges et de messages cachés. Sous la musique de Dance floor un jeu de références étourdissant. Play!
Avouez!
Vous avez surtout regardé la performance de Childish Gambino, hypnotisés, comme je le fus, par cette danse imaginée par Shérrie Silver, si étrange qu’elle parait toujours vaguement décalée. Ni totalement belle, ni librement sensuelle, juste ailleurs et improbable. Presque comme une caricature ambiguë. En nous obligeant à fixer ses ondulations corporelles, Childish Gambino, nous tend le premier piège. Son corps est distraction. Il nous empêche de voir ce qui se passe derrière lui, en arrière-plan. Scènes de rues, bagarres, fuites et détonations, incendies; le chaos est partout. Mais l’artiste danse et nous envoûte comme si de rien n’etait, comme pour nous dire: Laissez tomber, y’a rien à faire, amusez-vous, c’est foutu! Seul l’égo compte. L’égo et l’argent! Dénonciation. Mise en abîme. Miroir. Bing! Mais puisque nous le regardions danser, restons-y encore un instant. La danse de Gambino est une citation historique qui n’a pas échappé aux spectateurs africains-américains. Par ses grimaces et ses déhanchements, Gambino rappelle clairement les danses des spectacles de black face, ces chorégraphies hideuses et ridicules, où les blancs, lors de fêtes entre eux, se grimaient le visage en noir (black face) pour mieux se moquer de la démarche et des mouvements, selon eux forcément ridicules, de leurs « nègres ». Aux États-Unis, il existe un personnage allégorique pour nommer et rappeler ces racistes. Il a même un nom: Jim Crow, Jim le corbeau. C’est ce nom que prendront les lois de ségrégation raciale au sud des Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. Childish Gambino mime Jim Crow jusqu’à ce qu’il croise le guitariste assis et seul. L’homme qui joue est le sosie du père de Trayvon Martin, un jeune afro-Américain de 17 ans, non armé, tué en pleine rue en 2012. Ce père qui a perdu son fils est un personnage très connu dans la communauté africaine-américaine. Quelques secondes plus tard, image/rupture d’une grande violence, Gambino le tue et change la musique d’une manière incroyablement brutale en basculant du gospel à l’afro-punk. Il confie ensuite son arme à un anonyme qui la récupère avec soin, presque dévotion, sans cesser de sourire, tandis qu’on évacue brutalement le corps de la scène. Comme si l’arme avait plus de valeur que la victime qu’il vient d’abattre et qu’il savait que ce meurtre serait impuni. This is America! Revenons un instant sur la posture du corps de Gambino lorsqu’il tue cet homme d’une balle dans la nuque. C’est exactement la posture de l’ignoble Jim Crow dans les gravures d’époque;
Pour ce clip réalisé comme un labyrinthe par Hiro Muraï, je vais continuer un peu plus loin le déchiffrage des énigmes, sans négliger le fait qu’il n’est pas indispensable pour apprécier ce This is America irrésistiblement dansant. Mais derrière la danse…
Aviez-vous vu ?
– Que les armes sont mieux traitées que les humains? Détail du petit tissu de velours rouge pour les récupérer soigneusement après l’usage.
– Qu’aprés chaque déflagration, les premiers mots qui viennent sont « This is America » comme un rappel de ce qui désormais qualifie la culture américaine: Le meurtre?
– Qu’après chaque meurtre, l’assassin sourit, comme s’il savait qu’il ne risque rien pour ce crime? Comme s’il voulait nous rappeler, des fois qu’on oublie, combien la vie d’un jeune Noir aux États-Unis a actuellement peu de valeur.
Aviez-vous vu ?
– Que le chœur de Gospel que l’artiste abat ensuite froidement est un rappel de la tuerie de Charleston en 2015, dans une église méthodiste?
– Que les enfants qui dansent et grimacent autour de lui, sont habillés comme des lycéens sud-africains du temps de l’apartheid? Comme pour établir un lien entre l’Afrique de l’apartheid et les Etats-Unis d’aujourd’hui?
– Aviez-vous reconnu qu’ils dansent le gwara-gwara, une chorégraphie festive d’Afrique du sud? Mais ces jeunes élèves, souriants jusqu’au rictus, ces ados qui dans l’actualité récente sont tant de fois les victimes des tueries de masse, semblent parfaitement ignorants du chaos qui les entoure dans ce grand hangar. Seul pour eux compte la distraction. À un moment, on voit même des jeunes n’avoir comme réaction face à la violence qu’ils surplombent, que de la filmer sans intervenir. Image de notre époque et de notre jeunesse hyper connectée qui semble tolérer le pire en s’étourdissant d’images.
Aviez-vous vu ?
– Ce grand cheval blanc qui traverse le fond de scène? C’est une citation visuelle du premier cheval de l’apocalypse: « un cheval blanc traversera le ciel » …
Gambino va de références en visions, parce qu’il est un Artiste, nous met face au spectacle de l’Apocalypse. Vous vouliez savoir commment va l’Amérique? Voilà comment va l’Amérique. Et c’est terrifiant!
À la fin de cette prodigieuse vidéo, cette image de lui, courant halluciné et terrorisé dans un décor sombre. Est-ce une cible que l’on chasse? Est-ce l’esclave marron qui fuit? Est-ce un jeune américain qui fuit la violence de son pays? Cette course atroce pour le peuple noir est-elle sans fin? Ou est-ce un rappel d’une évidence terrible que connaissent aujourd’hui tous les jeunes afro-américains vivant dans l’Amérique de Trump: Si tu es Noir, tu n’as pas intérêt à courir sur un trottoir, sinon tu es suspect. L’interdiction tacite de courir faite aux jeunes Noirs, sous peine de se mettre en danger, quelle horreur! Gambino est sans ambiguïté. Le pire est arrivé, nous chante-t-il. Mais ce n’est bien sûr pas une raison pour nous d’arrêter de danser, et de nous regarder le nombril, comme si de rien n’était.
Quant au langage utilisé, il est très obscur, et très compliqué à saisir pour les américains… blancs. Un langage inventé comme une nouvelle barrière de protection face à l’oppresseur?
Alors comment va l’Amérique? Entre la générosité bankable de Drake et les grimaces de l’hideux racisme historique dénoncé par Childish Gambino; entre ces deux visions, les avis sont dramatiquement partagés, et c’est tant mieux, car par leur opposition, elles enrichisent une compréhension plurielle de l’Amérique actuelle.