« La thérapie du bonheur »: Irvin Yalom un beau vieux, la sagesse en mieux
Lire Yalom, c’est penser à la possibilité de l’ici et maintenant. « Galaade Editions » traduisent « Créatures d’un jour », récits de transferts et de thérapies d’un psychiatre-écrivain né en 1931. D’autant mieux qu’une documentariste suisse le filme dans sa sagesse de thérapeute empathique, de père de famille, de solitaire face à la mort, donc vivant bien. En 2012, il était sur Des mots de minuit.
Qu’importe qu’on attende un peu plus de distance d’une documentariste et que Sabine Gisiger se soit énamourée de son sujet. On pourrait l’être à moins. Le bonhomme vaut la curiosité et le respect. Mais à trop transférer, à trop vouloir la belle image, jouer les silences ou le symbole (la mer, la campagne, la nuit, la vieillesse à bicyclette), on rate ce qui fait un repère dans une société ou dans une pratique thérapeutique. Ce psychiatre-psychanalyste américain, bon et très habile romancier a été biberonné par Tolstoï et Dostoïevski dont il dit qu’ils ont fait son éducation « psychologiquement, philosophiquement et sociologiquement« . C’est grâce à eux, poursuit-il qu’il a « découvert les tréfonds et les angoisses de l’âme humaine« .
Le tréfonds …
C’est ce tréfonds qui est absent de ce film ou à peine évoqué dans quelques survols de « séances« . Irvin Yalom est ici un très beau vieux, bien entouré et bien aimé par sa femme et ses enfants, bien aimant, joyeux, à l’écoute dirait le poncif de ses patients. Part de vérité hagiographique et sagesse refletées dans le léché des images.
Cela dit, le portrait vaut pour le résultat qu’il décrit. Un homme à la voix douce et posée a réussi sa vie familiale et professionnelle. Il parle avec évidence et simplicité de la solitude ontologique de l’homme. Il est professeur émérite de psychiatrie à l’université de Stanford, auteur de bestsellers, de romans et d’essais dans lesquels il décrit son art de la « Thérapie existentielle ». Il y substitue à la mécanique freudienne de la pulsion sexuelle qui génére des phénomènes d’angoisse et de défense une « psychodynamique » centrée sur la conscience des enjeux ultimes: la mort, la liberté, l’isolement fondamental et l’absence de sens. On le voit d’ailleurs travailler dans ce documentaire, toujours en grande empathie avec ses patients, donnant de sa personne dans ce qui fait la spécificité de son engagement clinique.
L’ici et maintenant …
Touchant dans ce film d’entendre et de voir ses regards en arrière sur l’hystérie d’une mère ou sur l’origine d’une vocation de médecin, sur les manques et les longueurs inutiles d’une psychanalyse de libre association et de jeunesse à l’université John Hopkins. Utile de considérer et de voir à l’oeuvre une pratique qui s’est attachée depuis très longtemps à suivre des patients cancéreux ou en phase terminale. Certains des propos de Irvin Yalom sur l’ici et maintenant, la vie ou la relation à l’autre semblent évidents. Mais chez lui, ils sont aussi incarnation et consolation et laissent trace.
Ce sont les Editions Galaade qui ont fait connaître en France l’oeuvre de Irvin Yalom (Et Nietzsche a pleuré, Le problème Spinoza). Dans Le jardin d’Epicure, il convoquait Kurosawa, Heidegger, Nietzsche, Schopenhauer, Bergman ou Gilgamesh.
Dans la plupart de ses textes, il met ainsi en place une dialectique singulière et probante entre la psychothérapie individuelle ou de groupe, la philosophie et la spiritualité. Dans Mensonges sur le divan et Apprendre à mourir, le romancier fait rire et sourire du bouillonnement psychique du bipède humain. On peut en sortir soulagé, sinon apaisé. « Combien de fois ai-je eu l’agréable surprise de voir un patient se transformer de façon positive à un âge avancé, même aux abords de la mort. Il n’est jamais trop tard. » Justement…
Dans son dernier texte, Créatures d’un jour, c’est Marc-Aurèle et le stoïcisme qui le repèrent. Il s’agit ici de récits de recontres singulières avec des patients ou leur fantôme dont l’invitée principale est la mort qui fauche, qui endeuille et qui nourrit la possibilité d’un mieux vivre l’inéluctable. Une chose frappe le lecteur attentif de Yalom. C’est que désormais celui que l’expérience de la mort enrichit le plus est le thérapeute lui-même. Ces textes sont le lieu de son contre-transfert. Ils ou elles meurent. Mais c’est toujours lui qui ici est en première ligne à l’ombre de la camarde… D’où son urgence à « profiter du ciel étoilé » et à approcher l’essentiel dans l’apaisement des pulsions venu avec l’âge.
Un extrait de « Créatures d’un jour » est à lire ci dessous…
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Créatures d’un jour
© Galaade éditions, 2015, pour la traduction française.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvette Gleize.
« MERCI, MOLLY
Il y a quelques mois, j’assistais aux funérailles de Molly, ma comptable et femme de confiance, que j’avais employée plusieurs dizaines d’années et qui avait été pour moi autant une bénédiction qu’une épine dans le pied. J’avais fait appel pour la première fois à ses services en 1980, année où je l’avais chargée de relever mon courrier et de payer mes factures pendant le congé sabbatique que j’avais pris pour écrire en Asie et en Europe. À mon retour, Molly ne se satisfit pas du petit rôle qui lui était imparti et s’immisça peu à peu dans toutes mes affaires. Elle géra bientôt l’ensemble de nos finances et le quotidien de la maison, s’occupant de la correspondance, classant papiers, manuscrits et contrats. Elle renvoya mon jardinier et installa sa propre équipe pour l’entretien du jardin ainsi que, par la suite, ses peintres, femmes de ménage et hommes à tout faire. Même si elle tenait à se charger personnellement des petites réparations.
Elle était ingérable. Un jour en rentrant chez moi je trouvai plusieurs camions stationnés dans l’allée, avec Molly au pied d’un énorme chêne, lançant des ordres à un homme grimpé quatre mètres plus haut auquel elle indiquait les branches à scier. J’étais surpris de ne pas la voir elle-même perchée dans l’arbre. Elle me soutint avoir parlé de cette opération avec moi, mais j’étais sûr qu’il n’en était rien. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase et je la congédiai sur-le-champ. Je la congédiai encore au moins trois fois par la suite, mais elle ne voulut rien savoir. Quand je mettais en avant le montant de ses appointements, elle me rappelait le supplice qu’avaient été ces soirées que ma femme et moi-même avions passées à régler les factures et à tenir les comptes avant son arrivée. Elle me suggéra, pour boucler mon budget, de prendre des patients en consultation deux heures de plus chaque mois. Elle affirmait être indispensable, et mes congédiements et objections ne furent jamais très convaincants, car je savais qu’elle avait raison. J’ai été très peiné à sa mort, d’un cancer du pancréas. Je savais que personne ne pourrait la remplacer.
Les funérailles de Molly se déroulèrent par un magnifique après-midi ensoleillé dans le jardin qui s’étendait à l’arrière de la maison de son fils. Je fus surpris d’y rencontrer plusieurs collègues de Stanford. J’ignorais totalement qu’ils aient pu, eux aussi, être ses clients. Mais je me souvins qu’elle observait toujours la plus stricte confidentialité et refusait fermement de révéler l’identité des personnes pour lesquelles elle travaillait. À la fin de la cérémonie, je me levai aussitôt et m’apprêtai à partir pour aller chercher des amis à l’aéroport quand, en passant le portail donnant sur la rue, j’entendis quelqu’un appeler mon nom. Je me retournai et vis s’approcher un homme d’un certain âge et de belle prestance, portant un superbe panama à large bord, accompagné d’une femme ravissante. Constatant que je ne le reconnaissais pas, il se présenta :
– Alvin Cross. Et voici ma femme, Monica. Vous m’avez suivi en thérapie il y a près d’un demi-siècle.
J’ai horreur de ces situations embarrassantes. Je ne suis pas physionomiste pour deux sous, et cela ne s’arrange pas avec l’âge. En même temps, je sentais bien qu’il serait blessant pour cet ancien patient de n’être pas reconnu ; j’essayai donc de gagner du temps, en espérant que la mémoire me reviendrait.
– Alvin, je suis heureux de vous revoir. Et ravi de vous connaître, Monica.
– Irv Yalom, dit-elle, quel plaisir de faire votre connaissance,
Al m’a si souvent parlé de vous. Je crois que je vous dois notre rencontre, et notre mariage, ainsi que nos deux merveilleux enfants.
– Voilà qui est bien agréable à entendre. Pardon d’être aussi lent à vous remettre, Alvin, mais dans quelques minutes je me souviendrai de tout sur nos échanges – c’est ainsi que les choses fonctionnent à mon âge.
– J’étais à l’époque, et je suis toujours, radiologue à Stanford. Je suis venu vous voir peu après la mort de mon frère, dit Alvin pour essayer de stimuler ma mémoire.
– Ah, oui, oui, mentis-je. Ça me revient. J’aimerais beaucoup qu’on se parle plus longuement pour connaître la suite, mais je dois sans tarder aller chercher des amis à l’aéroport. Peut-on prendre un café et bavarder un jour dans la semaine ?
– Très volontiers.
– Vous êtes toujours à Stanford ?
– Oui.
Il tira une carte de visite de son portefeuille et me la tendit.
– Merci, je vous appelle demain, dis-je en m’éclipsant, confus de mon trou de mémoire.
Plus tard dans la soirée, je gagnai la pièce où je range mes archives afin de mettre la main sur mes notes. Passant en revue les dossiers de mes patients, je songeai à toutes ces histoires qui se trouvaient là – fortes, chaleureuses souvent, parfois tragiques. Chacun me rappelait l’impérieuse confrontation à deux dans laquelle je m’étais engagé, et il me fut difficile de m’arracher à ces rencontres anciennes et oubliées. Je retrouvai Alvin Cross à l’année 1982, et bien que n’ayant vu que douze heures ce patient, le dossier était épais. À cette époque pré-informatique je m’offrais le luxe d’une secrétaire, à laquelle je dictais de longs comptes-rendus détaillés de chaque séance. J’ouvris le dossier d’Alvin et me plongeai dans sa lecture. En quelques minutes, tout me revint à l’esprit.
Alvin Cross, radiologue à l’hôpital de Stanford, avait appelé pour des problèmes personnels. Beaucoup de médecins de Stanford que je vois en thérapie s’arrangent pour arriver à l’heure pile, ou avec quelques minutes de retard, et passent furtivement le seuil de mon bureau à l’hôpital, craignant d’être surpris à consulter un psychiatre. Mais pas le Dr Cross, qui patientait tranquillement en feuilletant un magazine dans la salle d’attente. Quand j’approchai et me présentai, il me serra fermement la main, entra dans mon bureau d’un pas décidé et, calme et confiant, prit place bien droit sur son siège.
Je commençai, comme je le fais d’ordinaire lors des premières séances, en lui communiquant les informations que je détenais.
– Tout ce que je sais de vous, docteur Cross, me vient de notre conversation téléphonique. Vous êtes médecin à l’hôpital de Stanford, vous avez entendu, dans le cadre du grand cycle des conférences médicales, ma récente communication sur mes travaux en psychothérapie auprès de patientes en phase terminale du cancer du sein, et vous pensez que je pourrais vous aider.
– C’est exact. Vous avez fait une intervention étonnante et tonique. Je suis ce cycle de conférences depuis des années, or c’est la première fois que je vois abordé l’aspect humain des choses, et cela sans diapos, sans chiffres ni comptes-rendus médicaux.
La première impression que me fit Alvin Cross fut celle d’un homme grave et séduisant dans la trentaine, aux traits bien ciselés, aux tempes légèrement grisonnantes, assuré dans sa façon de parler. Nous étions l’un et l’autre vêtus de la même blouse blanche de l’hôpital portant nos noms cousus en lettres bleu marine sur la poche de poitrine gauche.
– Et donc, expliquez-moi, qu’est-ce qui dans ma conférence vous a fait penser que je pouvais vous aider ? … »
(Extrait du chapitre 4)
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