Théâtre. « Une saison en enfer », Rimbaud enchanté par Jean-Quentin Châtelain
Baignant dans un clair-obscur propitiatoire, le comédien, coutumier des monologues, livre une version habitée et pleine de souffle du seul livre publié par l’auteur de son vivant. Une réussite servie par la mise en scène d’Ulysse Di Gregorio qui transporte le spectateur dans un espace indéterminé où les mots du poète prennent toute leur résonance.
La Saison en enfer ne s’appréhende pas comme un bloc, elle a plutôt la forme d’une marqueterie finement ouvragée. Sous le registre apparent de la confession, il s’agit de rendre compte d’une aventure intérieure, poétique, spirituelle, particulièrement intense et mouvementée, avec moult retournements et visions hallucinées, ramassée en des formules souvent fulgurantes. Or si à la lecture d’un livre on peut librement s’arrêter, revenir en arrière, méditer ce qu’on vient de lire, là c’est dans sa continuité – même s’il s’agit d’une continuité morcelée, hachée – que le texte est transmis.
Jean-Quentin Châtelain à qui l’on doit déjà des interprétations magistrales de monologues en prose tels Mars de Fritz Zorn, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertesz et plus récemment Bourlinguer de Blaise Cendrars a aussi à son actif d’autres tours de force comme L’Ode maritime, long poème de Fernando Pessoa dont il livra une version éblouissante sous la direction du metteur en scène Claude Régy. Mais plus qu’à Pessoa en le découvrant dans la Saison en enfer, c’est encore à Blaise Cendrars qu’on pense. On comprend du coup à quel point Bourlinguer, son avant-dernier spectacle, dont la prose fait parfois écho à l’œuvre de Rimbaud, a pu être pour Jean-Quentin Châtelain une préparation à ce nouvel exploit.
Les mots « jadis » ou « festin » qui scintillent dès le début du poème donnent le temps d’une seconde l’impression de se trouver dans une fantasmagorie proche des Mille et une nuits. Le fait que cette impression perdure, même vaguement, au lieu de s’effacer au gré des percées intempestives d’un texte où semble se nouer en un clin d’œil vertigineux toute l’histoire de l’occident crée une sorte de halo étrange, un parfum entêtant. La phrase de Rimbaud, souvent courte, très rythmée, semble appeler une diction rapide. Jean-Quentin Châtelain au contraire prend son temps. Il privilégie une respiration lente, très posée, voire presque flottante parfois, rendant parfaitement compte de la tension, récurrente chez Rimbaud, entre apesanteur et rugosité du sol.
L’acteur s’est progressivement matérialisé sous nos yeux au sein du noir le plus total. On ne sait si c’est un fantôme ou un ange. À moins qu’il ne s’agisse d’un génie sorti d’une bouteille ou d’une lampe comme dans les contes. Peut-être est-ce un mort qui rejoue éternellement ce qui fut la crise essentielle de sa vie. Les pieds bien plantés dans le sol au milieu de ce qui ressemble au cratère d’un volcan – ou serait-ce un cercle de l’enfer? –, il est drapé dans un vêtement ample aux pans multiples qui lui donne quelque chose d’oriental.
Ce messager venu de loin a une histoire à raconter qui nous touche de près. Plusieurs histoires même, un faisceau de péripéties, tant ce qu’il dit pullule, s’épaissit, se déploie tout en s’intensifiant. Grâce à lui on découvre la Saison en enfer comme on ne l’a jamais entendue. Il l’enveloppe et la restitue dans un souffle à la fois suffisamment ample et suffisamment proche pour en laisser se déployer toute la portée. Et nous transporte ainsi au cœur de ce qui se joue dans le texte: comment un poète génial revient alors qu’il n’a pas vingt ans sur son propre parcours.
C’est à la fois un drame, une crise, un voyage, un bouleversement et un émerveillement. « La vie est la farce menée par tous », affirme-t-il – où l’on entend l’amertume de celui qui voyait « une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ». Lui qui aurait voulu « changer la vie », dispenser des trésors à tous les vents avant finalement d’annoncer: « Je m’évade! ». Et c’est le même qui déclare encore: « Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan! »
Après avoir écrit son œuvre, le fait que Rimbaud tourne le dos à la poésie et choisisse d’affronter la « réalité rugueuse » en travaillant durant le reste de sa vie en tant qu’employé d’une maison de commerce au Harar en Abyssinie est, bien sûr, d’une ironie troublante. Ce destin énigmatique projette sur le spectacle une perspective d’autant plus étrange que sans être directement évoqué, il est d’une certaine façon pris en compte tant par la mise en scène que par le jeu de l’acteur dont le souffle brûlant semble puiser sa force au cœur même du plus aride des déserts.
Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud, mise en scène Ulysse Di Gregorio avec Jean-Quentin Châtelain
> jusqu’au 5 mai au Lucernaire Paris (75006)
> le 9 mai au théâtre Montansier de Versailles
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