Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #89: Ode à un vigile
Marco a rencontré un vigile à la porte d’un monde dans lequel il est encore possible de disparaître.
Pendant les deux premiers mois, il n’a accordé aucune attention à mes passages devant son poste de surveillance, même quand j’ébauchais un salut ou lui souhaitais la bonne journée – vraiment, quelle sinistre idée, quand on y pense, que de lui souhaiter la bonne journée, alors que je voyais sa vie se dérouler devant moi au fil des jours comme une parfaite illustration de l’enfer. Et puis, un jour, je suis rentré de voyage avec un bagage, et il s’est précipité pour me le prendre des mains et le porter sur les 15 mètres qui séparent son poste d’observation de la porte de mon bureau. Au prochain passage, en allant boire le café de 10h30 qui est sensé tirer ma cervelle de sa torpeur, je lui ai glissé un billet de 1000 francs CFA, content finalement de pouvoir établir un début d’échange. Depuis, quand je passe dans le hall, il grogne quelque chose qui doit sûrement être aimable, auquel je réponds dans la même veine. Maintenant, j’attends l’arrivée des fêtes pour avoir l’occasion de lui glisser un autre billet et poursuivre ainsi nos échanges.
J’ai assez d’admiration pour mon gardien – assez, en ivoirien, ça veut dire beaucoup. Il est pour moi comme un emblème du stoïcisme ; il passe au moins 10 heures par jour, assis sur la même chaise, à contempler le même bout de rue, et à hocher la tête quand passe l’un des rares habitants des lieux. Je sais qu’à sa place, après trois jours de cette routine, je prendrais sûrement une machette pour me faire un blanc, un noir ou un jaune, peu importe pourvu qu’il y ait un peu d’action.
Sauf qu’il n’est pas gardien, il est seulement vigile, ai-je appris en consultant le net. Le gardien est armé, le vigile ne l’est pas. Le vigile, c’est le prolétaire de l’industrie de la sécurité. Il est partout et immanquable, avec sa chemise jaune canari et ses pantalons noirs, de par la réglementation de l’état ivoirien. A l’hôtel où j’habitais à mon arrivée à Abidjan, je m’étais amusé à dénombrer ceux que je pouvais voir de ma fenêtre : il y en avait au moins trois pour l’hôtel, et puis deux ou trois pour la clinique le jouxtant, trois aussi pour l’immeuble de bureaux en face, et deux encore pour la maison à coté de la clinique. Bref, il devait y avoir facilement une vingtaine de personnes assurant la sécurité de ce bout de quartier (sur la base d’une équipe pour douze heures).
Ce qui m’a surpris, en faisant ma recherche, c’est que ces vigiles omniprésents dans nos rues sont invisibles dans le monde alternatif du net. A peine une ou deux photos. Les seuls chiffres que j’ai pu trouver sur cette industrie qui semble prospère dataient de 2009. Un article de 2015 qui évoque les salaires de misère (autour de 60 euros par mois, soit moins que le smic local), l’uniforme qu’ils doivent acheter, et les pratiques sociales douteuses des sociétés qui les emploient. Et puis rien. Pas une ride à la surface du monde numérique.
Je me suis alors dit que l’Afrique était encore un endroit où l’on pouvait disparaître. Pas de trace dans les serveurs par lesquels coule l’internet. Une chemise jaune, un pantalon noir, et hop, vous disparaissez dans la rue, au pied d’un immeuble. Dans un ennui tellement profond et insondable que vous n’en pouvez revenir.
Tout Nomad’s land.
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