« Quoi qu’on dise, les optimistes sont des gens décourageants. Ils ne cessent de dire que ça ira mieux demain. Vous voyez bien qu’il est inutile de compter sur eux pour que ça aille mieux aujourd’hui. » (Albert Brie, Le Devoir)
Longtemps, je me suis couchée de bonne humeur, et plus encore levée avec entrain.
Longtemps, j’ai été convaincue que demain serait un autre jour, et que tout finissait toujours par s’arranger. En somme, j’avais plutôt un bon caractère. Mais depuis quelques semaines, ma philosophie de vie a eu tendance à s’inverser: je sais que les deux ou trois ans qui viennent s’annoncent pénibles et laborieux, et que demain sera un autre jour, mais plutôt pire que les sept ou huit ans qui viennent de s’écouler. Un peu comme dans le film Demain, que je suis allée voir le week-end dernier: on a envie de croire que tout va s’arranger, mais quand on étudie vraiment la question, on se rend compte que c’est la catastrophe, et qu’il va nous falloir un sacré changement de cap pour arrêter de foncer droit dans le mur. Et comme dans le film, je crois qu’il faut que je fasse du développement durable, au lieu de continuer à griller toute mon énergie.
Parce que pendant quatre ans, j’ai été (bien) payée par l’ENS – ce qui est, selon moi, un système aberrant puisque rue d’Ulm, on s’habitue à une vie facile, sans soucis du lendemain, et on oublie d’appliquer à soi-même toutes ces questions philosophiques abstraites auxquelles on a consacré des dizaines de dissertations pendant nos années de classes prépa: qui suis-je? que vais-je faire de ma vie? de quoi ai-je peur? Pourquoi? Ou plutôt si, on se les pose, mais aucune pression vitale, existentielle, ne nous oblige à y répondre. Et puis les années de contrat doctoral succèdent à l’ENS, un peu plus difficiles quand on enseigne dans une université de province, comme c’est mon cas, mais extrêmement confortables malgré tout.
Transports
Par contre, quand le contrat doctoral se termine, les ennuis (ou la vraie vie) commencent. On est affecté dans un collège ou un lycée de banlieue, à une heure de chez soi, dont on peine à sortir. Autour de moi, tous les amis que je croise actuellement à la BNF m’annoncent avec un ton morose qu’ils ont reçu leur affectation à 1h, 1h30, 1h50 de chez eux, en tant que remplaçants dans des zones improbables. Et pourtant, tous ces amis sont des gens brillants qui seraient plus à leur place au sein d’un ministère ou d’un conseil d’administration que devant des 4ème.
Du coup, je connais ma chance d’avoir obtenu un contrat d’ATER dans l’Université où j’enseigne déjà depuis trois ans… sauf que cette université, elle est à 1h40 de TGV de Paris, c’est-à-dire 50 euros de billets de train si je prends des prem’s, 110 euros si je les achète trois semaines à l’avance. Depuis dix jours par exemple, j’ai dépensé 320 euros pour trois allers et retours à la fac, pour des réunions pédagogiques de fin d’année dont j’ai été prévenue au dernier moment.
Et l’an prochain, comme mes cours seront répartis sur deux jours non consécutifs, mes deux allers et retours par semaine me coûteront au mieux 250 euros par mois, ce qui n’est pas anodin sur un salaire mensuel de 1600 euros. Alors cet été, je donne cours pendant deux mois dans une école d’été prestigieuse pour avoir les moyens de payer mes futurs allers et retours, ce qui me demande beaucoup de travail… donc je culpabilise, et me sens nulle de ne pas avoir assez de temps et d’énergie pour avancer ma thèse.
Heureusement que Le bureau des légendes existe, parce qu’en plus d’adorer Guillaume Debailly, je m’identifie beaucoup à Paul Lefebvre: moi aussi j’ai passé un an à Damas (mais pas au lycée français), moi aussi j’ai passé l’agrégation et j’écris ce journal sous un pseudonyme. Et, comme lui, je sais que demain ne sera sans doute pas meilleur qu’aujourd’hui.
Au fond, je pourrais peut-être entrer dans les services secrets moi aussi, ça serait cool comme reconversion. Mais est-ce que ça serait vraiment satisfaisant comme développement durable ?
A suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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