130 pages et un rythme de croisière, avec quelques escales assez plaisantes. Pourvu que ça dure!
Après le calvaire des cent premières pages, enfin postées à ma directrice, mon chapitre 2 est presque une partie de plaisir:
au lieu de partir dans tous les sens que me suggérait la logique de la rédaction, je respecte à peu près le plan prévu et validé par qui de droit depuis six mois. Du coup, je suis moins obsédée par le nombre de pages qui s’affiche en bas à gauche. Surtout que 93 pages (chapitre 1) + 37 pages (état actuel de mon chapitre 2) = 130 pages !!
Et je n’avais pas dit qu’à partir de 120 pages, je suivrais mon rythme de croisière ?
Alors yallah! C’est parti pour la croisière.
Et qui dit croisière dit escales, ce qui n’est pas tellement désagréable. Donc par moments, je prends le temps de m’arrêter pendant une heure sur quelques lignes. Par exemple quand Swann, qui a fini par épouser Odette de Crécy, après des mois de souffrance, parle au héros de la sonate de Vinteuil :
« N’est-ce pas que c’est beau cette Sonate de Vinteuil? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le Bois de Boulogne tombé en catalepsie. » (Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs).
Le Bois de Boulogne tombé en catalepsie! C’est pour ce type de phrases que j’ai voulu passer trois ou quatre ans sur Proust. Comment est-ce qu’un morceau, qui était l’ »l’hymne national » de son amour pour Odette, peut figurer le « côté statique du clair de lune » et un Bois de Boulogne « tombé en catalepsie« ? Si la sonate de Vinteuil évoque pour Swann le topos romantique et sentimental du clair de lune, son « côté statique » pourrait indiquer la permanence de sa romance – devenue maritale – avec Odette. La belle métaphore du « bois de Boulogne tombé en catalepsie » figerait alors, en un arrêt sur image, les promenades d’Odette au Bois, qui consacrent le triomphe de Swann sur les amants de sa femme. « Tomber en catalepsie« , c’est une expression qui renvoie à l’hypnotisme, au spiritisme et de fait, les promenades de Mme Swann au Bois attirent tous les regards des passants tétanisés et éblouis par ses apparitions qui sont de véritables apothéoses puisqu’une demi-mondaine devient la déesse ou l’astre qui entraîne à sa suite une noire agglomération de messieurs en costume. Donc si Swann aime la sonate de Vinteuil, ça ne serait pas tant par amour désintéressé de la musique que parce que ce morceau lui rappelle que sa romance a été figée dans le temps, en un mariage on ne peut plus bourgeois, avec la star du Bois de Boulogne.
Une autre escale m’arrête au moins vingt minutes. Le héros de la Recherche est à Combray, où il passe ses vacances, et se trouve distrait dans sa lecture par le bruit de coups frappés dans la rue:
« la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne “reposait pas” et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais, qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été; elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire; née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible. » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann).
Quand Léonie ne « repose » pas, l’éveil du village prend une dimension cosmique puisque les coups de Camus semblent mettre en mouvement des mondes en formation: par un effet de discordance burlesque, les mystérieux « astres écarlates » se transforment néanmoins en mouches familières dont le concert émane, plus nécessairement que toute musique humaine, de la chaleur des beaux jours.
Et une dernière escale pour le plaisir:
« Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniant à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann).
Finalement, mes petites escales sont comme cet oiseau qui converse avec une solitude au mutisme éloquent. La nature environnante, comme le texte pour moi, finit par lui répondre, et la journée a passé l’air de rien, dans une BNF qui tombe elle aussi en catalepsie.
A suivre.
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