Les Carnets d’ailleurs de Marco et Paula #45: petits sauts spatio-temporels
C’est ce moment de l’année quand les nomades reprennent le chemin des lieux ancestraux, et Marco essaie d’ajuster une vie avec une autre, un monde avec un autre. Bref, il se sent fort balloté.
Dans cet univers-ci, où une vieille dame qui a pris le train avec son chat s’inquiète en minaudant de sa santé (“le pauvre, ça fait douze heures qu’il est dans sa boîte”), que peut-on bien raconter de la vie là-bas qui ait un sens ? Ah oui, qu’on ne trouve pas beaucoup de fromages, mais qu’on y boit de la bière. Qu’il n’y a pas de cinéma, mais j’y ai vu une télé 3 D en démonstration dans un supermarché tenu par des Libanais. Et oui, effectivement, on a du temps libre, puisqu’il ne nous faut pas, à nous les expatriés du centre ville, deux ou trois heures pour retrouver nos pénates les soirs de pluie tropicale. Que les « Kinois » les plus professionnels, ou les plus menacés dans leurs emplois, quittent souvent leur chez eux un peu après 5 heures du matin, histoire de pouvoir être au boulot dans les temps requis par leurs contrats.
Que j’avais eu l’idée, un temps, de faire venir ma fille à Kinshasa pendant ses vacances universitaires, mais nous avons laissé tomber. Qu’y aurait-elle fait ? Elle se serait retrouvée cloîtrée dans un appartement où nous n’avons pas trouvé nécessaire de brancher la télé, à attendre comme nous le dimanche matin pour une évasion à cheval. Elle a donc fait un saut spatio-temporel latéral et s’est retrouvée du coté de sa mère, à un autre bout de la planète. En Thaïlande, où je suis presque certain que l’on peut trouver des vieilles dames qui se préoccupent de l’humeur de leur chat.
Autre saut spatio-temporel, et nous voici un mois plus tard boulevard Raspail à la Fondation Cartier, visitant l’exposition « Beauté Congo, 1926-2015 » dont des Parisiens m’avaient dit grand bien. Faire l’expérience du Congo à Paris, pourquoi pas ?
J’y ai découvert Kiripi Katembo, un photographe qui a capturé des reflets de vie kinoise sur les flaques des pluies tropicales dans les rues boueuses de la ville. J’y ai aussi retrouvé avec plaisir Sammy Baloji et sa série « Congo Far West », des montages de photos prises au Katanga au début du XXème siècle par une expédition scientifique belge et collées sur des fonds d’aquarelles du peintre belge Léon Dardenne, qui maniait le pinceau à la même époque. Ma fille et moi sommes d’accord ; les travaux de ces deux là sont, à notre goût, les plus parlants de l’exposition, car ils manient un langage plus riche et sophistiqué que les peintres exposés avec eux.
Je ne suis pas ressorti de cette exposition particulièrement ébloui par la vigueur ou l’épanouissement de l’art congolais. Celui-ci, nécessairement, est un reflet de l’histoire économique du pays : les peintres congolais du XXème siècle ont pour l’essentiel dû leur émergence, et leur existence, à des mécènes coloniaux qui regardaient la production picturale locale à travers le prisme du surréalisme (quelques peintres congolais ont été exposés à coté d’oeuvres de Magritte et Delvaux à Bruxelles en 1931). Ces artistes sont restés sans descendance. Leurs successeurs modernes, les “peintres populaires” des années 70, ont trouvé leur palette ailleurs que dans les références à la peinture occidentale classique ou moderne. Comme le dit fort justement le Commissaire général de l’exposition :
“L’art congolais n’appartient qu’à lui-même. Il est vain de chercher à l’inscrire dans l’histoire de l’art. Il n’y a pas de discours pour conduire le goût, pour justifier un trait, une forme ou une couleur. Cet art s’appréhende par la connivence des regards”.
Pour certains, c’est une vertu. Chez un « intello » non reformaté comme moi, qui conçoit l’art comme une prise de parole dans un langage codifié et en regard d’une histoire, cela génére plutôt un sentiment d’ennui – un peu comme celui que j’éprouve à Kinshasa. C’est l’expérience de l’anomie.
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