Shakespeare #27: Bill le solitaire qui n’aimait pas être seul
Nos rencontres sont de plus en plus nombreuses, nous sommes entrées dans le paysage des navigateurs comme « les filles de Shakespeare », celles dont on parle, tant cet équipage féminin intrigue. Il y a les nouvelles et finalement les plus anciennes, Bill fait partie de celles-ci. Et c’est d’autant plus difficile de le quitter.
Depuis le début de notre voyage, nous ne cessons de rencontrer d’autres navigateurs, pour la majorité anglo-saxons, et le rituel est immuable. Arrivés sur un site, une fois l’ancre bien assurée, nous mettons le dinghy (annexe) à l’eau et partons saluer les voisins. Dans notre cas, nous n’avons jamais eu le temps de le faire, les voisins étant toujours plus rapides que nous. Je vous l’ai dit, nous nous sommes taillé une petite réputation qui doit être plutôt positive puisqu’il y a une sacré curiosité autour de nous, « Les filles de Shakespeare« .
Et vous réalisez soudain que tous ces gens-là, après de longues traversées sont avides de rencontres, de discussions, d’échanges. Tout cela, étonnement, dans l’urgence. Parce que demain, nos routes se sépareront forcément. Et plus encore avec nous. Nous ne quitterons pas l’océan Indien, ne passerons pas le cap de Bonne Espérance dans quelques semaines, ne remonterons pas vers le Brésil ou la Barbade. Non. Nous passerons le cap d’Ambre au nord de Madagascar, quand les vents le permettront et rentrerons sagement à la Réunion.
Cette urgence à se parler, se voir, se faire le « hug » (l’embrassade) avant de se quitter, comme si jamais nous ne nous reverrions, car la mer, comme nos envies, peut être imprévisible. Mais cette urgence est touchante et compréhensible. Touchante parce qu’il est difficile de comprendre, dans une vie de terrien où l’on met tant de temps à aborder, décrypter, jauger, apprécier quelqu’un, que l’affection voire l’amitié puissent jaillir en quelques « happy hours » sur un coin de plage.
C’est ce qui nous est arrivé avec Bill. Bill, le Californien, réalisateur, monteur, scénariste, écrivain, en mer depuis quatre ans. Seul. Ce projet de tour du monde sur sa « maison » Solstice, il l’avait mené avec sa femme. Un divorce plus loin sa perpective a changé, son objectif non. Sa vie est sur la mer, avec Solstice, à qui il parle, qu’il cajole, encourage. Ne le prenez pas pour un illuminé, nous sommes tous pareils, ou alors nous le sommes tous, illuminés. C’est peut être le cas.
Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, un éternel sourire d’adolescent accroché aux lèvres, l’oeil bleu océan, il se meut en père tranquille sur les mers. Son crédo: rire de tout et ne pas se prendre au sérieux. Il y parvient sans difficulté. Lorsqu’on l’interroge, il est affirmatif : « Je n’ai pas rencontré un seul navigateur solitaire qui le soit par choix délibéré« . Et nous avons fait irruption dans sa vie, quatre femmes d’un coup, ça change la perspective. De mouillages en mouillages, l’air de rien, nous avons passé trois mois ensemble. Son français ne s’est guère amélioré au contraire de notre anglais.
Bill est un passionné de découvertes, de partage, de rencontres. Il passe sa vie son appareil photo à la main. Sur ses carnets, il note latitudes, longitudes, gère son budget (environ 1000 US $ par mois), calcule en permanence les distances, écoute chaque matin la BLU pour connaître les positions de camarades en mer, partis avant lui vers l’Afrique du Sud, les conditions de vent, de mer. Il avale son premier mug de café au lait, jette un oeil sur Google Earth pour chercher le bon mouillage de l’étape suivante. Les cartes sont aujourd’hui toutes informatisées. Il s’inquiète du temps qu’il aura à passer en Afrique du Sud, il a besoin d’une nouvelle grand-voile, la précédente s’est déchirée, l’ancienne devra tenir jusqu’à Durban ou Cape Town. Bill est touchant, drôle, facétieux. Concerné comme tous les navigateurs par l’état de la planète. Pour autant, il aime, de temps en temps prendre l’avion et rentrer à Washington voir ses parents et ses trois frères. Pas un ne comprend son choix sauf peut-être son plus jeune frère. Il n’est pas le seul dans ce cas. Les familles ne comprennent pas l’intérêt que l’on peut trouver à cette vie, mois après mois, année après année. Beaucoup veulent simplement être libres de toute contrainte, d’autres élever leurs enfants et profiter de chaque moment de leur vie, être une famille au vrai sens du terme, d’autres encore fuient un monde qui ne leur convient plus, trop brutal, trop auto-centré.
Nous venons de nous séparer, là, il y a quelques heures, Bill avait les larmes aux yeux, nous n’étions pas plus fières, en s’éloignant de la berge avec son dinghy, il l’a dit, une fois encore « A chaque fois c’est pareil, c’est trop difficile de quitter les gens qu’on aime« . Son voyage ne se terminera pas avant au moins deux ans. Ou pas.
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