Shakespeare #16 Quatre filles, un bateau, l’océan Indien à perte de vue
C’était prévu, nous allions perdre notre homme et nous retrouver entre filles. C’est le cas depuis un peu plus d’une semaine. Juste quatre filles, sur un bateau aux Seychelles, qui ont envie de dévorer la vie à pleines dents. Quatre filles atypiques, indépendantes, curieuses de tout et de tous. Avec un but: franchir ensemble le même horizon.
Si nous ne l’avons pas entendue dix fois cette question… Sur l’eau tout se sait, tout le monde connaît tout le monde, quelqu’un a croisé quelqu’un qui savait. De vraies pipelettes ces marins. Mais, un équipage de filles, il faut le reconnaître, ça ne passe pas inaperçu.
Quatre filles, un bateau ou une « batelle » (?), car sachez-le, pour le marin anglophone, un bateau est une femme, on le personnifie, parce qu’on le respecte et que respecte le mieux un homme? Une femme.
Et pourtant, durant très longtemps celles-ci n’avaient pas droit de cité à bord ou alors pour un « usage » bien précis… Elles étaient interdites sur les bateaux de pêche, accusées de porter malheur, jugées responsables de mauvaises pêches. La vérité était certainement plus prosaïque: elles pouvaient détourner les hommes de leur tâche, inutile de rappeler combien les conditions de vie étaient inhumaines. Ceux qui n’auraient jamais vu l’extraordinaire travail d’Anita Conti devraient s’y pencher, première femme océanographe, et photographe de grand talent a embarqué à bord de chalutiers à une époque où les préjugés sur les femmes étaient loin d’être de l’histoire ancienne.
Le regard des autres marins nous amuse. Tous ceux que nous croisons en mer pour leur tour du monde nous avouent n’avoir jamais rencontré d’équipage exclusivement féminin. Les femmes du bord sont, la plupart du temps, les compagnes des skippers. En compétition, c’est assez commun. Pas au long cours.
Cela ne va pas changer notre manière de naviguer, en dehors des quarts, plus longs, en revanche cela peut influer sur nos destinations. Alors que jusqu’à présent nous ne fonctionnions que sur nos envies solitaires, nous sommes aujourd’hui plus à l’écoute des routes des uns et des autres, afin de ne pas être seules à l’ancre dans une zone inconnue.
Les Seychelles étaient un paradis de sécurité pour les navigateurs, or trois histoires nous sont revenues, deux de vol à bord et une d’une agression physique, le tout en moins de trois semaines et pourtant on nous l’a dit et répété au Yacht club, « le dernier vol remonte à 2013« . Pas terrible pour les statistiques. Notre sécurité, en mer, comme au mouillage est primordiale.
Nous sentons les autres bateaux plus attentifs à nos mouvements ou à nos problèmes. Comme à la Digue: non seulement un catamaran « skippé » par un pingouin incompétent nous a heurtées, laissant une longue balafre sur notre coque, mais de plus impossible d’enclencher la marche avant du moteur. La sortie du port fut homérique, avec un coup de main d’un voilier ami pour nous guider avec son dinghy. Solidarité des gens de mer.
Le fait d’avoir perdu « notre » homme, amène fort logiquement à bord à des discussions sur les femmes. Et plus encore avec une femme beaucoup plus jeune que nous. Forcément sa vision est différente. L’accès à certaines études ne pose plus les mêmes problèmes. La place des femmes dans la famille a changé. Elles peuvent faire carrière, mais le veulent-elles? Et si la société a considérablement évolué depuis les années soixante, elle nous semble aujourd’hui comme prise au propre jeu de son grand écart. L’égalité a ses limites, mais nous, les vieilles du bord, ne chercherons jamais à dénier aux hommes leur puissance physique. En revanche, pour le reste, nous sommes prêtes à discuter!
En même temps, notre quatuor est atypique car nous sommes justement quatre femmes indépendantes. En dehors du Captain, aucune de nous n’a d’enfant, et c’est à lui qu’il faudrait demander ce qu’il pense de notre vie du haut de ses 24 ans.
Cette vision homme-femme est aussi une question d’éducation. Enfant des années soixante, je n’ai compris que tard le mouvement des féministes, le trouvant excessif mais, avec le temps, comprenant la nécessité de ces excès. Ma mère m’a toujours dit: « Fais ce que tu veux de ta vie, avec qui tu veux, mais ne dépend jamais de personne, ne laisse personne prendre des décisions pour toi, et sois indépendante financièrement. » C’est certainement elle aussi qui m’a amenée où je suis aujourd’hui. Sur ce bateau. Dans l’océan Indien.
Libre.
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