Adichie et Paz Soldan, la nigériane et le bolivien : « d’écrire » l’Amérique
« Americanah » et « Norte »-, deux titres de la nigériane Chimamanda Ngozi Adichie et du bolivien Edmundo Paz Soldan qui redonnent l’Amérique, celle de l’exil ou celle du serial killer. Livres évidents, remarquables dans leur puissante mécanique! Quand la première choisit la distance, la dérision et la cosmétique, le second éclate un récit qui dit l’inadaptation. Deux romans de la désillusion.
Chez Paz Soldan (traduit par Roberto Amutio), qui a beaucoup vécu aux Etats-Unis, trois destins inspirés du réel s’entremêlent. Pour l’un, l’incompréhension qui mène aux « Vol au dessus d’un nid de coucou », à l’autre les trains qui traversent le continent américain et qui permettent des années de crimes impunis, au troisième les obligations des campus américains qui laissent toujours insatisfaits et sur le carreau. Dans les années 30, Martín est un « zébre » comme on dit d’une personne inadaptée à son temps. Il peint mais son génie de l’art brut ne trouve son lieu d’expression que dans les capitons asilaires. « Il dessinait la pièce où s’écoulait la plus grande partie de ses heures. Des murs avec des fenêtres. mais ça ne l’intéressait pas autant que ce qu’il y avait dedans son crâne. Le cinématographe de son cerveau… »
Jesús est un mexicain que la pauvreté et la psychose transformeront en tueur en série traqué par le FBI le long de lignes de chemin de fer transcontinentales à la fin du XXème siècle. « Il sentait, cependant, que ça lui était de plus en plus difficile de se contrôler. Cambrioler des baraques, voler des bagnoles, si facilement, ça lui procurait pas cette sensation de vertige que lui donnait la lame à la main, prête à mettre fin à des vies qui ne servaient à rien.
Quelqu’un l’avait envoyé faire ce qu’il devait faire. »
Fabian essaye lui d’être un universitaire contemporain bien dans tous les rapports du politiquement correct universitaire de l’oncle Sam. En vain. « Lorsque je l’ai connu, on venait de le titulariser, mais le paradoxe était que, au cours de sa recherche de l’ordre rigoureux dans la littérature, sa vie, elle, avait sombré dans le chaos le plus total. »
Trois hommes, trois variantes de la fracture violente et irréductible qui divise sur un siècle les deux pans du continent américain. Ils en ont rêvé, délaissant leur origine. Ils n’ont trouvé que cet entre-deux qui fait les errants, une vie durant.
Chimamda Ngozi Adachi invente sur cinq-cents pages un bréviaire cosmétique -commencé dans un salon de coiffure; décliné dans un blog qui va donner son quart d’heure de gloire américain à sa narratrice; achevé au Nigéria, une fois l’identité assumée- comme métaphore de la race noire, jamais complétement acceptée au pays du « melting pot », toujours impossible à dire et à ressentir par celles et ceux qui n’ont pas la peau de l’autre. A Curt, son amant du moment, Ifemelu la narratrice en question fait la démonstration suivante: « – Donc trois noires dans peut-être deux mille pages de magazines féminins, et toutes métisses ou d’une race indéfinie, elles pourraient être indiennes ou portoricaines ou n’importe quoi. Aucune n’a la peau sombre. Aucune ne me ressemble, donc je ne peux pas prendre exemple sur ces magazines pour me maquiller. Regarde, cet article de se pincer les joues pour y amener plus de couleur parce que toutes les lectirces sont supposées avoir des joues que l’on peut pincer pour les colorer. Cet autre parle de différents produits capillaires qui conviennent à tout le monde – et « tout le monde » veut dire blondes, brunes et rousses. Je ne suis aucune de celles-là. Celui-là décrit les meilleurs après-shampoings -pour les cheveux lisses, ondulés et bouclés. Pas crépus. »
Ifemelu qui s’est posée à Philadelphie fait aussi des conférences qui attirent ces américains qui voient en elle « la « première blogueuse » en matière de race ». Elle joue de ce nouveau media et confronte ses lecteurs et ses auditeurs à leur bienpensance.
On a dit puissance littéraire. On l’avait déjà rencontrée dans un précédent roman (« L’autre moitié du soleil », 2006) sur la guerre du Biafra. Celui-ci confirme une grande écrivaine qui attaque à l’os les non-dits de la couleur au pays d’Obama.
Adichie est fille d’universitaire nigérian. Ses livres sont traduits dans une trentaine de langues. Elle vit à Lagos. Edmundo Paz Soldan est né en Bolivie. Professeur de littérature hispanique aux Etats-Unis, il est également novelliste. Dans l’enchêtrement de ses récits, on aura beau jeu d’aller chercher Vargas Llosa qui dit de lui qu’il « s’agit d’une des voix les plus novatrices de la littérature latino-américaine d’aujourd’hui » et qui -ça tombe bien!- est l’une de ses références.
Voilà bien deux grands écrivains, marqueurs d’une nouvelle génération littéraire adepte du transfrontière, pour la distance et le chemin de soi mieux que pour la curiosité ou l’inspiration.
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