Ville sous haute tension… Et photographe sous pression! Je ne l’avais pas vu venir. J’étais perdu dans les reflets d’un bâtiment sous haute tension, et ça, je ne le savais pas. J’y étais venu souvent à l’époque de sa construction, sans en connaître sa fonction, ni sa destination finale. Le lieu était propice à la réalisation d’images insolites…
Je viens de récupérer un objectif 35-70 mn en prévision de mon voyage au Canada. Je suis impatient de le tester avec un film noir et blanc et ce bâtiment de verre, que je connais bien, (voir Le laboratoire de Lumière. Semaine 27), me semble le lieu idéal pour ce type d’exercice. Je suis habitué à ce genre de situations: les contrôles, les badges, les autorisations pour les prises de vues dans les ministères ou pour L’O.C.D.E. lorsque je réalisais des portraits des différents intervenants à l’occasion de réunions sous haute sécurité. Ce jour-là aussi, plus tôt dans l’après-midi, j’ai dû être accompagné par un vigile vêtu d’un gilet pare-balles, pour m’ouvrir des portes et m’accompagner dans un ascenseur pour accéder au bureau d’un ami journaliste. Tout me semble normal. L’attentat dans les locaux de Charlie Hebdo, il y a un mois et demi, a renforcé le plan vigie-pirate. Mais on oublie vite, le flot quotidien d’informations efface les événements.
Je suis perdu dans les reflets de ce bâtiment. C’est en fin d’après-midi, la lumière n’est pas idéale, mais me permet quand même de réaliser quelques tests photographiques. Je note mentalement l’heure, me disant qu’il me faudra revenir plus tôt dans la journée, si je veux obtenir des images plus intéressantes. Peu importe, je suis là et j’ai bien l’intention de profiter de la lumière avant que le soleil ne disparaisse. Méticuleusement, je cadre, me déplace de quelques mètres latéralement pour trouver le bon angle afin de satisfaire mon œil. J’essaye différents cadrages, différentes ouvertures avec mon nouveau jouet. Je suis sur le point de partir, lorsque soudain dans mon dos j’entends hurler: Qu’est-ce que vous faites là ?
Je dois faire une drôle de bobine quand je réalise que c’est à moi que l’on s’adresse. De toute façon, je suis seul entre les parois de verre du bâtiment. Je me retourne calmement, il marche dans ma direction d’un pas décidé, armé et vêtu d’un gilet pare-balles. Ce n’est pas un vigile, c’est un flic. Bordel de Merde ! Qu’est-ce qui se passe ici ? Il me barre la seule sortie possible. Je tourne la tête à droite et à gauche, espérant que ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Je suis pourtant seul.
Il me repose la question:
» – Qu’est-ce que vous faites là ? »
Un appareil photo dans les mains, je ne peux que lui répondre:
« – des images! »
« – Des images de quoi ? » Il hurle.
« – Des images… des reflets… heu… dans les glaces… »
À ce moment, je ne me trouve pas très crédible.
« – C’est interdit !
– C’est interdit de faire des images de reflets, du ciel… dans des glaces?
– Il faut une autorisation!
– Il faut une autorisation pour photographier le ciel ?
– C’est un bâtiment administratif, suivez-moi ! »
« Fuck! » Ça, je l’ai dit doucement, j’étais coincé.
Il faut une autorisation pour photographier le bâtiment devenu zone hyper-sensible depuis l’attentat chez Charlie. Je suis décidé à l’obtenir en suivant l’homme des services d’ordre. L’homme s’empare de son talkie-walkie: « individu suspect intercepté ». Il n’est pas seul. J’imagine immédiatement une multitude de caméras planquées dans tous les coins, pas question de partir en courant!
L’affaire se corse. Je sens tout de suite qu’il n’y aura pas de négociation possible. Je suis l’homme, monte un interminable escalier et me retrouve dans le hall immense de l’édifice dans un décor du film Brazil de Terry Gilliam. Un homme se dirige immédiatement vers moi – celui qui a reçu l’appel sur son talkie-walkie.
Petit, grisonnant, vêtu d’un pantalon gris, d’une chemise rose et d’une fine gourmette en or assortie à la monture de ses lunettes, il renvoie mon ange gardien et commence à discuter avec moi. Il est nerveux, agacé. Ca ne va pas être facile de lui expliquer mon affaire.
» – Montrez-moi les images que vous avez faites, nous allons les effacer.
– Les effacer…!?
– Oui ! Les effacer!
– Je travaille en argentique… Je ne peux pas vous montrer les images!
– Donnez-moi votre pellicule!
– C’est hors de question! »
Il argumente, j’argumente, ça dure… Je ne veux pas donner cette bobine. Il n’y a pas que des images de leur foutu immeuble, il y a des portraits que j’ai fait dans un petit bar quelques jours auparavant.
Je lui dis qu’il peut vérifier mon pédigree sur leur banque de données, que je suis photographe et… Et je sens surtout que je l’agace… Il craque.
» – J’appelle mon chef!
– Faites donc! »
Ce qui est fait.
Le chef de la sécurité, plus jeune, plus calme que mon premier interlocuteur, cintré dans un costume noir, les cheveux gominés et affublé d’un nombre incalculable de dents blanches, m’explique à nouveau la situation: les photos sont interdites autour du bâtiment jusqu’à nouvel ordre. Aucune autorisation ne sera donnée. La discussion est interminable, c’est presque un interrogatoire. Le petit nerveux part faire des photocopies de mes papiers d’identité. Je tente à nouveau d’amadouer M. « dents blanches ». Ça ne marche pas. Il n’arrête pas de sourire en tendant la main pour que je lui confie le film. Malgré tous les arguments que j’ai pu exposer, pour expliquer ma démarche artistique. Je me rends à l’évidence, il ne voit ni les reflets ni les nuages dans les glaces, il voit le bâtiment et ce qu’il représente: l’ordre et la loi.
Je suis obligé de sortir la pellicule de l’appareil photo et de lui confier l’objet du délit pour sa destruction. Je comprends, mais j’enrage!
Tabernacle !!!
LLL. Semaine 44
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