Je fais des allées et venues avec des bottes de 7000 lieux, d’un avion à l’autre. Entre 2 portes et 3 aéroports, parfois, je visite un autre monde monde qui évoque d’anciennes familiarités.
J’ai pris mon vol, avec un air de Charlebois qui me flottait dans la tête…
“Alors chu reparti sur Québec-Air, Transworld,
Northern Eastern Western, pis Pan-America!
Mais ché pu où chu rendu….
Alors chu reparti sur Tunis Air, British Airways, pis Kenya Airways, … et chu rendu à Nairobi!
Evidemment, il y a toujours des péripéties; je me suis levé à 4h45 pour prendre le taxi réservé depuis Tunis (c’est une affaire de famille : le frère du chauffeur m’avait conduit pour un vol vers Londres il y a deux mois), et aller à Roissy attraper le Boeing de la KLM pour Amsterdam… Mais le vol a été annulé, et la société qui gère mon contrat a oublié de me prévenir. “Revenez à 16h prendre le vol de British Airways pour Londres”, me dit-on avec un vague sourire. Je vais remiser ma valise à la consigne, prends le train pour la gare du Nord, monte dans celui qui va à Enghien, ouvre le portail de la maison de la belle-famille, cherche la clé là où je l’ai laissée trois heures plus tôt. Elle n’est plus là, je suis au nord du nord, il fait 4 degrés, et j’ai quatre heures à occuper. Je vais au bar de l’orangerie, attendre que quelqu’un m’apporte la clé.
Ché pu où chu rendu…. c’est un bar tabac sur la petite place d’un quartier calme de province, à coté du garagiste-tôlier et pas grand chose d’autre, un dimanche matin avant 9 heures. Je prends un thé et reprends la lecture de mon roman d’espionnage. Au bar, une bière devant lui, un rescapé des années 70, les cheveux sur le cou sous une casquette de baseball, des santiags en faux croco posées sur les barres de son tabouret, un jean bien repassé et un blouson d’une autre époque. Il passe le temps. Plus tard, un vieil homme bien habillé s’assoit à une table, ouvre son journal, et boit son verre de vin. En silence. Entre un quadragénaire en survêtement de sport, qui serre la main à presque tout le monde, et entame une conversation avec le rescapé; il est question d’embrayage. Et d’embrayage. Et d’embrayage. Apparemment toujours celui de la même « foutue voiture » de mon rescapé. Un motard, la vingtaine, entre d’un air pressé, fait la conversation, sort, entre, et finalement repart après avoir fait chanter le moteur de son monstre apprivoisé. D’autres quadragénaires arrivent, qui entament après les rodomontades d’usage une partie de baby-foot avec celui qui avait fait la conversation sur l’embrayage. Clairement, ils se retrouvent ici tous les dimanches matin pour leur messe à eux, celle de la petite balle. Mon rescapé, lui, boit une autre bière. Deux heures plus tard, je ressors. Je viens de visiter une autre planète. Ché pu où chu rendu…. J’vais au sud du sud… au soleil…Et moi, et moi, à propos, et moi… Chu rendu, chu rendu à dos de chameau. Il fait toujours froid, et les feuilles mortes crissent avec un petit bruit métallique.
La veille, à 15 heures, je quittai Tunis et ses chats indolents, qui dorment -sur l’étal du marchand de fruits, sous une voiture, sur le pas d’une porte- ou qui se putréfient sur un tas d’ordures. J’ai quitté notre cocon provisoire, celui que nous nous étions tissé ici depuis neuf mois, tissé avec des amis et des conversations, tissé avec les pots de fleurs installés dans le patio et inspectés tous les matins, tissé avec les odeurs de pains au chocolat près de l’école du quartier et les appels à la prière qui sonnaient comme une sirène d’alerte aérienne, tissé avec le vendeur de fruit qui se disait spécialiste du français classique et qui était plus souvent à la prière qu’à son étal, tissé avec les hommes attablés avec leur narguilé et que je voyais tous les matins en allant au bureau, tissé… puis quitté. Il faisait beau et doux, hier, à Tunis. Alors chu reparti…
Je me suis attablé dans la salle à manger, à côté de la fenêtre qui donne sur l’allée de graviers où, l’an dernier, tous les soirs après 17 heures, nous jouions au badminton. Un autre cocon. Tissé… puis quitté. Je n’ai pas eu le temps de bricoler ma Yamaha ce dimanche matin, juste le temps de manger un morceau de pain avec du Brillat-Savarin et quelques mandarines achetées chez l’épicier du coin qui m’a demandé d’où je revenais. Il est l’heure de retourner à l’aéroport. J’embarque le Brillat-Savarin dans ma sacoche d’ordinateur; je le terminerai dans ma chambre d’hôtel à Nairobi. Alors chu reparti…
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