Lettres ou ne pas être #20: le langage, c’est le pouvoir
« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Je retrouve la fac de R. qui profite des derniers beaux jours pour disséminer ses étudiants dans les espaces arborés qui l’entourent – c’est tout l’avantage des Universités de Province qui ont été construites à une demi-heure du centre ville : on doit traverser des ZUP potentiellement sordides pour s’y rendre, mais on se retrouve ensuite dans un campus très vert, entouré d’arbres à l’ombre desquels révisent quelques étudiants motivés, leur pique-nique sagement rangé à côté d’eux. S’il y avait une piscine et un court de tennis, on pourrait presque se croire sur un campus anglais.
Et puis maintenant à R., je me sens en pays de connaissances, comme le narrateur proustien qui remarque, lors de son second séjour à Balbec, que le petit tacot qui le conduit chez les Verdurin est à présent jalonné par des souvenirs et des rencontres qui substituent, au charme de la découverte émoussé par l’habitude, le plaisir des amitiés entretenues quotidiennement. Je retrouve deux doctorantes qui sont devenues des amies proches, quelques étudiants de l’année dernière qui me disent gentiment bonjour dans les couloirs, des collègues qui s’inquiètent de la diminution du nombre d’inscriptions en L1 de Lettres – cette année, beaucoup d’élèves ont été admis en prépa. Je vais faire la queue à la cafétéria et un étudiant que j’avais l’année dernière vient me dire qu’il a changé de section pour se réorienter en Anglais, mais qu’il regrette mon TD de l’année dernière. Au début, je le soupçonne de me flatter pour s’acheter un sandwich en grillant les 30 personnes qui attendent derrière nous, mais finalement non, il voulait juste discuter quelques minutes. C’est fou comme les étudiants ont l’air gentils et attachants cette année.
D’ailleurs les premiers cours, c’est toujours l’idéal pour retrouver une motivation encore défaillante quelques jours auparavant. Les étudiants sont encore dans l’observation, relativement calmes et attentifs, et les profs reviennent gonflés à bloc et armés d’une patience infinie. Je n’ai pas trop d’étudiants dans mes TD – vingt-huit à chaque fois – donc je leur propose de commencer par un tour de table pour que chacun se présente et explique pourquoi il a choisi cette filière, de Lettres ou d’Histoire. Je repère deux ou trois éléments potentiellement perturbateurs, du genre :
- Bon ben moi ça fait deux fois que je me réoriente parce que j’ai un problème avec le système scolaire (je lui rappelle qu’on est à présent à l’Université donc qu’il est libre de choisir ou pas de persévérer dans ce système). Avant j’étais en socio et je trouvais les profs complètement sectaires, parce que moi ça me saoule quand on nous oblige à penser d’une certaine façon sans respecter les points de vue des étudiants (je lui fais remarquer que le tout est d’argumenter son point de vue, et de respecter un certain nombre d’exigences universitaires en termes de forme et de contenu : pas de fautes d’orthographes et pas d’énormités du type négationnisme, et tout devrait bien se passer).
- Alors moi je suis une bille en orthographe et ça m’intéresse pas tous vos termes techniques de grammaire. Ce qui m’intéresse dans une filière d’Histoire c’est la guerre, parce que plus tard je voudrais travailler dans la gestion des crises internationales (je lui demande s’il voudrait par exemple travailler au Quai d’Orsay, mais il ne connaît visiblement pas le Quai d’Orsay, même pas la BD) donc moi je suis du côté de l’efficacité, et l’efficacité, je pense que nos dirigeants en auraient bien besoin aujourd’hui plutôt que tout leur bla-bla…
Je me contente de souligner que l’efficacité peut être accrue par des phrases écrites dans un français correct, sans fautes d’orthographes qui, en plus d’exaspérer le destinataire, peuvent rendre le sens totalement ambigu. Et j’en profite pour leur débiter tout mon petit couplet sur l’importance d’écrire et de parler dans une langue qui ne les classe pas socialement et qui ne les pénalisera pas toute leur vie. J’essaie de les convaincre qu’une lettre de motivation truffée de fautes, c’est comme avoir une tache sur sa chemise quand on passe un entretien d’embauche – mais en bien pire parce qu’on est totalement responsable de ses fautes d’orthographe. Je les préviens qu’écrire correctement est le minimum exigible d’un étudiant de Licence, et que, s’ils ne sont pas prêts à fournir cet effort, ils n’ont aucune place dans une filière d’humanités. D’autant – et c’est mon argument majeur – qu’une bonne maîtrise rhétorique sera un immense atout toute leur vie, quel que soit le métier qu’ils choisiront : comme le montrent toutes les séries qu’ils ont certainement vues (je n’ai aucune illusion sur leur amour de la lecture), c’est toujours celui qui parle le mieux qui emporte le morceau. Le langage, c’est le pouvoir.
La majorité des élèves me paraît plutôt réceptive, et participe bien pendant tout le cours. Ceci dit le soir, quand je lis la fiche que chacun m’a rendue pour se présenter, je déchante vite : la moitié des étudiants ne semble pas connaître la différence entre a et à, ou et où, on et ont, et paraît incapable de conjuguer correctement un verbe à la première personne, au présent de l’Indicatif ou du Conditionnel (« Je me présentes, Je tient à, je souhaiterai, Je vous contact pour, J’acceptes tous travail, Je me permet de déposé mon CV…« ), sans parler des participes passés (« J‘ai choisis cette filière, J’ai obtenue mon diplôme, C’est le travail que j’ai le plus apprécier, J’ai effectué plusieurs stage, nottament à Super U ou j’ai fais 4 stages…« ).
Douze séances de TD pour essayer de changer tout ça, y a du boulot.
À suivre.
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