Hôpital de Tours. Extérieur jour. Un fou tourne dans la cour. A la même heure, matin et soir. Plus de contact. L’équipe démotivée a un peu délaissé ce psychotique -« processus aliénatoire inconscient type ».
Même lieu. Extérieur jour. Quelques temps plus tard. Le même dans sa ronde infernale. Le sol en est marqué. Contre l’avis du surveillant, un agent du service hospitalier rejoint le cercle…
… « J’ai tourné, tourné avec lui, sans qu’un mot ne soit échangé, puis petit à petit, on a marché côte à côte, on a échangé un sourire, et puis on a commencé à se parler ».
Tours. Hors les murs. Bien plus tard. Deux hommes, les mêmes. L’un est fou -il habite désormais en ville-, l’autre pas. Ils vont faire ensemble des courses.
Il y a dans ces scènes réelles et uniques le substrat d’un essai, passionnant parce qu’engagé, résolument humaniste et désaliéniste, remarquablement argumenté de Patrick Coupechoux, Un homme comme vous, Essai sur l’humanité de la folie. Il connaît son sujet. On lui doit notamment Un monde de fous (2006) et La déprime des opprimés (2009). On trouvera la même résistance à l’air du temps dans Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux? de Roland Gori, universitaire, lanceur d’alerte (L’appel des appels date de 2009) et psychanalyste. Sa thèse est que nous préférons l’illusion hédoniste et « une sécurité de pacotille » à l’angoisse de ce « point de vide qui permet de désirer, d’assumer sans s’y résoudre l’absurdité du monde et de sa finitude ». « I would prefer not to » (« Je préférerais n’en rien faire ») du Bartleby de Herman Melville est bien un choix existentiel.
Pouvoir encore raconter sa vie
La disparition des grands récits, celle des mythes fondateurs est cette question sérieuse et récurrente que posent les intellectuels, tourmentés par l’immédiateté et le formatage généralisé que la technologie impose dans notre paysage néo-libéral. La lecture de ces deux textes offre -ce n’est pas si courant- une occasion de penser autrement notre société, autour des enjeux fondamentaux que sont l’autre, sa parole, la rencontre et l’être au monde.
Dans la réflexion des deux auteurs, qu’il s’agisse de la folie ou de la liberté, le sujet est central. Comme la place qu’il occupe ou qui lui est assignée selon les époques dans une société qui pour Roland Gori le réduit « à un segment de population statistique ». La Technique (la roue comme le numérique) qui désormais « saisit le vivant », qui est autant remède que poison, est bien utile au marché et aux pouvoirs de toute nature. Ses avatars que sont l’algorithme et l’évaluation (cette « fabrique de servitude volontaire ») permettent une mise en case simplificatrice et systémique des individus. A l’instar de ce que fait en psychiatrie le DSM, l’outil américain d’une classification des troubles mentaux toujours plus poussée dans la multiplication des symptômes. Un diagnostic coûte que coûte plutôt que la clinique, son humanité et son incertitude! Cette tendance lourde prélude à un nouvel ordre qui nous concerne tous et qui est étranger à cette « démocratie qui oblige » un sujet libre et responsable de ce qu’il dit et fait. Et Roland Gori, professeur de psychopathologie clinique à l’université de Marseille, grand lecteur de Henrik Stangerup (L’homme qui voulait être coupable) ou de Hannah Arendt (De la révolution), de Camus ou de Simondon a beau jeu de rappeler que la culpabilité et la dette sont fondatrices du lien social.
Le lien qui libère
Les souffrances psychiques et sociales se trouvent aussi aujourd’hui dans la rue, quand on n’a pas de domicile ou dans les prisons. Roland Gori se demande si leur traitement « sous le chapeau « homogène » du « handicap » » ne trahit pas une vision « économique » et « technique » de l’humain. Le sujet, dans sa singularité, a disparu. Il n’existe plus que dans son adaptabilité à la norme sociale.
A ce propos, derrière les bonnes intentions du rapport intitulé La santé mentale, l’affaire de tous remis en 2010 au Premier ministre, Patrick Coupechoux pointe le risque d’une nouvelle « biopolitique » (le mot est de Michel Foucault) qui chercherait « la maîtrise des corps et des âmes ». Plus généralement, l’essayiste, dans son approche historique, démontre qu’il s’est toujours agi d’humanisme ou de déshumanisation, de peur ou d’attention, de soin ou de mise à l’écart, de personne complète ou de différence radicale, d’enfermement ou de liberté, de « sociogénèse » ou de psychogénèse ou des deux pour situer l’origine de la folie, d’admiration ou de création (Eluard, Breton, Rimbaud, Nerval, Artaud, Strindberg, Van Gogh, Blanchot).
Aux maisons de force pour écarter les « déraisonnables » a succédé, au XVIIIème siècle révolutionnaire, l’asile voulu comme un « monde idéal et apaisé » par l’aliéniste Philippe Pinel pour interner et soigner des malades. Puis viendront l’ordre asilaire et ses dérives et la fabrique des fous; l’hécatombe qui fit, pendant la deuxième guerre mondiale, 40 000 morts dans les hôpitaux psychiatriques français; le courant désaliéniste de la résistance, l’antipsychiatrie. Et, au tournant des années 50/60 la sectorisation. Elle permet dans « une continuité des soins » de prendre en charge une personne dans le ressort de son domicile. Plutôt que d’un lieu, il s’agit avant tout d’un lien qui libère et qui réunit autour d’elle, au delà de qui la soigne, celles et ceux, qui lui portent attention. Elle a été élaborée par le psychiatre Lucien Bonnafé qui avançait: « La psychiatrie n’est pas faite pour « guérir » les gens de quelque chose qui se serait emparé d’eux fortuitement et qui pourrait s’en aller comme c’est venu. C’est fait pour se trouver face à face avec des aventures dans le drame humain. »
Hôpital de Tours. Extérieur jour…
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux? Roland Gori.
Editions Les liens qui libèrent.
Un homme comme vous. Essai sur l’humanité de la folie.
Patrick Coupechoux. Seuil
PL/Le Magazine Littéraire
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