Empruntant à l’opéra et au théâtre, ce spectacle traite avec une légèreté apparente d’une figure mystérieuse en laquelle on peut légitimement voir l’incarnation du mal. Avec la complicité d’Aram Kebabdjian, auteur du livret, et de Florent Hubert pour la composition, la metteuse en scène signe une œuvre aussi étrange qu’admirablement maîtrisée.
Il y a des dossiers empilés et des enquêteurs. Il y a cette femme, une magistrate, visiblement déterminée, venue rejoindre une équipe de police déjà sur place. La seule chose qui nous échappe, du moins à ce stade du spectacle – on en est encore qu’au premier acte –, c’est l’objet de l’enquête. En revanche il apparaît de plus en plus nettement que l’affaire se déploie sur un fond mythique pour ne pas dire onirique vis-à-vis duquel les détails réalistes, parfois incongrus, du jeu des comédiens ont quelque chose de forcément comique.
Le décor participe de ce statut ambigu qui évoque tantôt une villa romaine de l’Antiquité, tantôt la spacieuse salle de bain d’une demeure cossue quoique délabrée quelque part dans un pays d’Amérique du Sud. Ce décor est livré, si l’on peut dire, avec son emballage à en juger par les couches de plastique qui l’enveloppent avant même que les comédiens aient fait leur apparition. Mais on peut aussi voir dans ces pellicules de plastique transparent le ruban de protection qui protège une scène de crime.
On peut enfin y voir un indice précieux quant à la forme même de ce spectacle qui emballe en quelque sorte en un tout composite chant lyrique, musique instrumentale et jeu. Comme dans ses précédentes créations, Jeanne Candel invente avec Tarquin, une esthétique hétérogène remarquablement maîtrisée mêlant musique, composée par Florent Hubert, et jeu, impliquant autant les acteurs qui sont aussi des chanteurs que les instrumentistes, le tout sur un livret écrit par Aram Kebabdjian.
Ce qui charme d’abord dans cette enquête policière quelque peu loufoque, c’est la façon dont elle s’écarte de toute trame linéaire pour privilégier une spontanéité de l’instant présent avec toute la fragilité que cela suppose.
Un mort?
Dès l’ouverture, chantée en allemand et en espagnol, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser. Ce que semble confirmer, sitôt le plastique enlevé, la façon dont l’embarras du policier ne tarde pas à se communiquer à la juge venue instruire l’affaire. On comprend qu’il y a un mort – encore que cela ne soit pas tout à fait sûr. On comprend aussi qu’il y a eu crime. Reste à savoir qui est la victime. C’est là que ça se complique car il est bientôt question d’une multiplicité de crimes – des meurtres de masse, des tortures infligées par un bourreau sadique.
Ce à quoi doivent s’affronter les enquêteurs, c’est à un phénomène angoissant, ni plus ni moins que l’incarnation du mal. Incarnation représentée par un certain Général Tarquin, dont le fait que son nom renvoie à un personnage célèbre de l’Antiquité n’est pas vraiment une information éclairante dans ce contexte.
Rien d’étonnant, du coup, si le spectacle ne cesse de glisser d’un niveau de réalité – ou d’irréalité – à un autre aidé en cela par la musique – remarquablement interprétée – qui joue un rôle déterminant dans ces basculements. Nous sommes immergés dans une zone indécise dont l’aspect fluctuant est révélateur du trouble des protagonistes face à la figure à la fois fuyante et centrale et donc éminemment ambiguë de Tarquin.
Une des particularités de ce personnage, c’est sa façon d’apparaître et de disparaître. Qu’il plonge dans sa baignoire comme si c’était une piscine ou qu’il en surgisse équipé d’un bonnet de bain et de lunettes de natation, on ne sait jamais à qui l’on a vraiment affaire, ni même s’il est vivant ou s’il est mort.
Sa fille, Marta, s’effondre en apprenant ses crimes – mais n’était-elle pas déjà au courant? Tarquin a plusieurs visages. Mélomane, raffiné, sportif, séduisant et évidemment manipulateur, il pourrait sortir d’un film de Fritz Lang. Même si dans une des dernières scènes, au comique grinçant, de ce curieux opéra en forme de traversée des apparences c’est plutôt à Alfred Hitchcock que l’on pense quand Tarquin offre à la juge une pièce à conviction que celle-ci, méfiante, hésite d’abord à accepter.
À ce moment-là l’affaire est classée et elle n’en a plus besoin – ou, formulé autrement, elle ne tient pas à relancer ses recherches, pressée de passer à autre chose. La confrontation est d’autant plus drôle et troublante que, bien sûr, elle ignore la véritable identité de son interlocuteur. Même si elle a quelques raisons de le soupçonner, ne serait-ce qu’à cause de ce rêve qu’elle a fait au cours de son enquête où Tarquin l’enjoignait de s’arracher les yeux avec une lame de canif.
Hybride et fragile
Une métaphore évidente de l’aveuglement, comme si, plus on s’approchait de cette figure aussi inquiétante que monstrueuse, moins on parvenait à la voir. Le fait que l’homme qui lui offre le paquet censé contenir la pièce à conviction lui tend en même temps un canif qui est exactement le même que celui avec lequel elle s’est énucléée dans son rêve ajoute encore à la dimension maléfique du personnage; et souligne aussi au passage à quel point réalité et fantasme semblent se confondre chaque fois qu’il est question de Tarquin.
En traitant un sujet pour le moins inquiétant, avec en arrière-fond les barbaries qui ont émaillé l’histoire de l’humanité, de Néron à Bashar El Assad en passant par Staline, Hitler ou Mengele, Jeanne Candel prend le risque de le traiter sur le mode paradoxal d’un humour désabusé qui donne à ce spectacle hybride, par ailleurs remarquablement mis en scène et en musique, un aspect fragile comme en équilibre sur une corde raide.
Ce faisant elle rend compte à sa façon de la difficulté, sinon de l’impossibilité, de parler adéquatement des pulsions les plus sombres de l’humanité, celles que l’on préfère en général de ne pas voir, d’où l’attitude finale de la juge qui ressemble à une forme de déni.
Tarquin, mise en scène Jeanne Candel, musique Florent Hubert, livret Arama Kebabdjian
avec Florent Baffi, Delphine Cottu, Myrtille Hetzel, Antonin Tri Hoang, Sébastien Innocenti, Léo-Antonin Lutinier, Damien Mongin, Agathe Peyrat, Marie. Salvat.
- jusqu‘au 6 octobre 2019 au Nouveau Théâtre de Montreuil
- 9 et 10 octobre au Théâtre de Lorient CDN de Bretagne
- 16 et 18 octobre au Grand T, Nantes
- 26 au 28 novembre à la Comédie de Valence
- 6 et 7 février 2020 au Théâtre de Caen
- 13 et 14 février au CDN d’Orléans/Centre Val de Loire
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