🎭 « Mary Said What She Said », la reine Isabelle Huppert magnifiée par le regard de Robert Wilson
L’actrice impressionne dans ce monologue inspiré de la vie de Marie Stuart où, alors qu’elle s’apprête à avoir la tête tranchée, celle qui fut souveraine de France et d’Ecosse se remémore les temps forts d’une vie tumultueuse. Un spectacle d’une intensité et d’une puissance plastique rares mené de main de maître par le metteur en scène au mieux de sa forme.
Le rideau ouvert c’est d’abord une ombre qui apparaît sur un fond lumineux. Une ombre à contre-jour ou pour être plus précis une silhouette dont les contours fluctuent. La scène légèrement inclinée évoque le versant d’une colline se dressant contre un ciel changeant. Parfaitement intégrée au décor dont elle constitue à sa manière un élément, cette figure indiscernable au point qu’on se demande parfois si elle fait face à la salle ou si elle lui tourne le dos se tient en haut de la pente.
Ce qui frappe aussitôt c’est son isolement dans l’espace nu du plateau. Ce qui frappe aussi c’est l’extraordinaire capacité de Robert Wilson à conjuguer en un tout indissociable sens plastique et dramaturgie comme si les deux ne faisaient qu’un pour, en à peine quelques secondes, donner vie à une atmosphère d’une extrême densité. L’effet est d’autant plus impressionnant que tout semble figé ou presque à croire que l’on est en train de contempler un tableau impeccablement proportionné.
Et pourtant dans ce Mary Said What She Said, créé à l’Espace Cardin – Théâtre de la Ville, nous sommes bel et bien confrontés à une intense agitation. Celle qui anime Marie Stuart, reine d’Ecosse et de France – elle aurait pu aussi prétendre au trône d’Angleterre – à la veille de son exécution. Pour interpréter ce personnage d’exception, le metteur en scène a fait appel à Isabelle Huppert, dont c’est peu dire qu’elle brille de toute sa flamme dans ce rôle quasiment écrit pour elle.
Robert Wilson a déjà dirigé l’actrice dans Orlando, d’après Virginia Woolf et dans Quartett d’Heiner Müller d’après Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos où elle jouait la Marquise de Merteuil. Il y a entre eux une entente qui relève presque de l’évidence. Et il faut bien cela pour entrer dans ce qui ressemble de prime abord à un moule tant la direction d’acteur impose ici un jeu d’une précision diabolique au point qu’on pourrait quasiment parler de chorégraphie.
Tout l’art de la comédienne consiste alors à donner à ce qui autrement ressemblerait à un carcan une force inouïe comme si ses capacités expressives en étaient décuplées. Isabelle Huppert a souvent expliqué à ce propos à quel point ce qui est en apparence une contrainte s’avère au contraire un formidable stimulant; elle parle même de « très grande liberté« . Et c’est bien ce qui se passe dans ce monologue où une personnalité à la fois fictive et historique revient sur les aspects les plus saillants de sa vie tels que les a reconstitués le dramaturge et romancier Darryl Pinckney, auteur du texte du spectacle.
D’emblée elle s’exprime d’un ton soutenu marqué par l’urgence de tout ce qui se bouscule dans sa tête. Elle se parle à elle-même; nous la cueillons en quelque sorte dans son intimité. Or étrangement ce monologue intérieur donne l’impression que plusieurs voix se font concurrence en elle, comme si elle était mentalement traversée par des courants de pensée contradictoires. Impression accentuée par l’effet de saturation dû à la musique très dense d’inspiration baroque de Ludovico Einaudi dont le tempo accéléré contribue de façon décisive à ce climat remuant évoquant des vagues qui se jetteraient les unes contres autres.
Accusée de meurtre
Au théâtre, on connaît surtout Marie Stuart à travers le drame que Schiller lui a consacré. Cousine d’Elisabeth 1er, laquelle la soupçonnant de conspirer contre elle la condamnera à avoir la tête tranchée, Marie Stuart a été reine de France pendant un an. À la mort de son mari, François II, elle retourne en Ecosse. Elle épouse alors son cousin Henry Stuart qui mourra bientôt assassiné. Elle se marie ensuite avec Bothwell, son amant. Plus tard Marie sera accusée du meurtre d’Henry Stuart. Ses liens avec la France et le fait qu’elle soit catholique lui ont valu de passer dix-huit ans de sa vie en prison.
Le texte du spectacle s’inspire plus du livre que Stefan Zweig a consacré à Marie Stuart que de la pièce de Schiller. Darryl Pinckney a aussi consulté sa correspondance et, en particulier, une lettre adressée à son beau-frère, le roi de France Henri III écrite à la veille de son exécution. La dernière partie du spectacle s’inspire de ce courrier d’adieu. On voit d’ailleurs la lettre d’un blanc immaculé surgir soudain dans la main de l’actrice qui après avoir craqué une allumette s’apprête à la brûler.
Ce bref moment concentre avec une pointe d’humour l’art incomparable de Robert Wilson. Car le fait de juxtaposer un papier blanc et une flamme suggère aussitôt l’image du papier enflammé – comme si l’on avait affaire à un idéogramme chinois. Mais l’illusion est promptement escamotée – la lettre ne brûle pas, l’allumette s’éteint – tandis que le spectacle suit son cours impitoyable où, jusqu’au bout, mélange de feu et de froideur, de sensualité et d’autorité, Isabelle Huppert transcende les apparences multiples de son personnage.
Sa démarche mesurée, ses gestes stylisés rappellent sur un mode décalé ce qu’on imagine être l’étiquette de la cour – que ce soit celle de France où elle passa son adolescence sous le règne d’Henri II (moments heureux où Diane de Poitiers lui apprenait à danser), ou celle d’Ecosse. Le bras recourbé ses doigts tantôt serrés évoquent un face-à-main ou, au contraire, écartés un éventail.
Son visage transformé par la lumière ne cesse de changer, à croire que s’y reflètent les différentes phases de sa vie tandis qu’elle se les remémore, entre bouffées de bonheur et tragédie. Parfois, la bouche grand ouverte, figée dans un cri inarticulé, son visage devient un masque. D’autre fois, elle est une poupée aux gestes curieusement mécaniques, presque comiques.
Mais toujours elle reste une âme vibrante au regard flamboyant. De cette tension entre deux aspects a priori incompatibles, de cette paradoxale juxtaposition de tendances antagonistes, naît l’impact saisissant qui fait la réussite de ce spectacle à la fois fluide et compact où le talent immense de la comédienne est plus que jamais magnifié par la maîtrise éblouissante du metteur en scène.
Mary Said What She Said, de et par Robert Wilson
avec Isabelle Huppert
texte Darryl Pinckney, musique Ludovico Einaudi
> jusqu’au 6 juillet au Théâtre de la Ville, Paris.
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