Carnets d’ailleurs: Errance dans le temps, voyages dans la nuit #164
Toujours en sa Normandie, qu’il irait pourtant bien revoir, Marco se met à voyager dans d’autres dimensions…
Un peu plus tard, nous sommes allés à l’exposition organisée par des Ressourceries de la région dans une manière de vaste hangar – on aurait dit une « foire à tout » qui aurait viré au happening de Récup Art **, où le frigo de récupération rénové côtoyait des créations couture, et où l’atelier de bricolage d’instruments de musique à base de matériaux de recyclage voisinait avec le stand d’un fabricant de meubles en carton au design funky – style Fluide Glacial ou Actuel première génération. On baignait dans une ambiance de récupération militante qui évoquait les années 70 – d’ailleurs, manifestement un bon nombre de visiteurs ou d’exposants avaient connu ces années-là.
Je me voyage …
Puis un groupe de musiciens se mit à jouer ; on m’expliqua que cette fanfare de rue, connue sous le nom de Mona Lisa Klaxon — décidément nous étions bien ancrés dans les années *** — tournait depuis environ trente ans dans Rouen, et bien évidemment, pour assurer une telle longévité, ses musiciens tournent aussi, mais nécessairement autour d’un noyau dur. Ils jouaient avec bonne humeur et facétie et aussi – cela s’entendait vite – bien des répétitions derrière eux.
Souvent, dans de telles occasions, une sorte d’abîme de perplexité s’entrouvre devant moi et je me surprends à conjecturer qu’il doit y avoir d’autres manières de voyager que de prendre incessamment un autre avion vers un autre ailleurs que, de toute façon, je ne ferai qu’effleurer, pendant deux mois ou pendant deux ans. Sans doute le voyage peut-il être simplement une exploration du temps en un lieu, une déambulation au fil des ans à la découverte pérégrine du déroulement de soi chez soi. Trente ans avec un saxophone dans une fanfare, et une poignée de complices, quel merveilleux parcours cela peut-il être? ou : peut-il être! Il m’est seulement loisible de l’évoquer, ou l’invoquer, avec un zeste de mélancolie pour un parcours autre et abandonné.
Ils me voyagent …
Ces nuits-ci, je me promène avec deux voyageurs (un voyageur n’est pas un nomade – le voyageur est possédé par une quête qui paraît inassouvible, le nomade est plus porté par le vent). Bref, deux voyageurs: Claude Lévi-Strauss et André Malraux, qui ont dû se croiser – certainement – mais ne semblent pas s’être rencontrés. Pourtant, quand je lis l’un je crois parfois entendre l’autre. Comme dans ce passage:« Mon souvenir répugne à dissocier les temples paysans de la frontière birmane et les stèles de Bharhut qui datent du 2ème siècle avant notre ère, et dont il faut chercher à Calcutta et à Delhi les fragments dispersés. Les stèles, exécutées à une époque et dans une région où l’influence grecque ne s’était pas encore exercée, m’ont apporté un premier motif de saisissement ; à l’observateur européen elles apparaissent hors des lieux et des âges, comme si leurs sculpteurs, possesseurs d’une machine à supprimer le temps, avaient concentré dans leur œuvre trois mille ans d’histoire de l’art et – placés à égale distance entre l’Égypte et la Renaissance – étaient parvenus à capturer dans l’instant une évolution qui commence à une époque qu’ils n’ont pu connaître, et s’achève au terme d’une autre, pas encore commencée. S’il est un art éternel, c’est bien celui-là : Il remonte à cinq millénaires, il est d’hier, on ne sait. » ****
Peut-être Malraux et Lévi-Strauss voyageaient-ils à une époque où le monde devait encore être exploré à la mode de Phileas Fogg, en train, en bateau ou à pied – avant, finalement, que le Musée imaginaire de Malraux n’implose dans la galaxie internet. Avec une ambition et une élégance rafraîchissantes en nos temps sans profonde interrogation, je les entends questionner la condition humaine, « le misérable petit tas de secrets » qu’est un homme, les trajectoires et les collisions des civilisations, le sens intime de l’œuvre d’art, les voyages de l’âme.
C’est avec eux que je voyage la nuit.
J’ai vu les champs de l’Helvétie
Et ses chalets et ses glaciers,
J’ai vu le ciel de l’Italie,
Et Venise et ses gondoliers.
En saluant chaque patrie,
Je me disais : « Aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie,
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