Le pain quotidien: sociologie d’une consommation. #58
Ou comment le pain se révèle un marqueur social à chaque repas…
Manger son pain…
Quand je suis invitée à manger dans le milieu agricole, un gros pain trône sur la table et chacun s’en coupe plusieurs tranches épaisses au cours du repas. Les assiettes sont consciencieusement saucées entre chaque plat, même quand plus aucun résidu n’y est décelable à l’œil nu. Je sens bien que l’on n’ose pas me faire la remarque car je suis une adulte, mais mon assiette souillée pose visiblement un problème. Cela transparaît dans la manière insistante de faire remarquer à mon fils que pour être bien élevé, il faut saucer son assiette jusqu’à la dernière trace. La propreté obtenue doit donner envie de ranger l’assiette directement dans le placard.
Cet alibi pour manger trois tranches de pain lui convient bien, à lui qui est en pleine croissance. Mais pas à moi. Je n’ai pas envie que l’on me force à me bourrer de pain au cours du repas. Encore moins de « pain de campagne ».
C’est pain vrai!
Car voilà le paradoxe: le véritable pain qu’on mange à la campagne ne correspond pas du tout au pain de campagne tel que l’entendent les citadins. Les « vrais gens » du cru privilégient le pain le plus basique possible, celui qui leur apparaît comme la valeur sûre traditionnelle véhiculant humilité, saveur universelle, farine blanche et prix plancher. Exactement le pain que les citadins honnissent à cause de son absence de goût comme de qualité nutritionnelle, de texture originale ou de mâche généreuse. Le genre de pain à la mie tout en transparence et dénué de saveur, qui correspond davantage à un goûter de classe maternelle qu’à une dégustation vin-fromage de caractère.
Parce que pour nous, (ex)citadins, le pain doit tout de même respecter un certain cahier des charges. Déjà, si vous avez décidé de ne pas être allergique au gluten et que vous mangez du pain fait avec du blé, vous êtes un bûcheron au courageux métabolisme. Ensuite, il est difficilement envisageable de s’intéresser à un pain qui ne soit pas un assemblage de plusieurs farines. A minima, petit épeautre et froment. Au mieux, châtaigne, pois chiche, maïs et sarrasin. Viendrait-il à un seul parisien l’idée saugrenue de demander « une baguette de farine blanche »? S’il n’a pas fait la guerre, il y a peu de chance qu’il accepte de la manger autrement qu’en sandwich accoudé au comptoir. Il la trouvera bien sûr atroce et la comparera à un sandwich d’autoroute.
Du pain et du labeur…
Sinon, les graines entières dans la mie ou saupoudrées sur la croûte, on en parle? Mieux vaut ne pas évoquer dans le village l’éventualité de sésame, pavot, pignon de pin ou graine de tournesol, qui sont qualifiés de « balayures » et soigneusement évitées. Idem pour l’origine de la farine. Qu’elle soit issue de céréales de variétés anciennes, bio, ou écrasées à la meule par une minoterie artisanale n’émeut pas le rural, qui va d’autant plus préciser à la boulangère « Donnez-moi un pain normal, hein! » Pourtant, nous corrélons tellement le « bon gros pain » à la vie rurale que nous en mangeons davantage, avec une vraie dévotion, quand nous musardons à la campagne! Sans doute ce relent de nos origines paysannes qui, à la vue d’un champ labouré, envoi comme message au cerveau : « Prends des forces, tu as une journée de labeur à accomplir et une ferme à faire tourner ».
L’ivraie…
Cette inhabituelle permissivité calorique conditionne sûrement nos papilles, et nous apprécions davantage n’importe quel produit à connotation authentique. De même que le saucisson industriel acquiert de la crédibilité terroir quand il est dégusté à l’opinel à la bergerie, le pain gagne en noblesse quand il est posé sur une grosse table en bois devant l’âtre.
Je m’en suis rendu compte en recevant des amis parisiens au palais affûté, à qui j’ai servi un des meilleurs pains que je trouve ici: celui du Lidl! Je me doute bien qu’il est pétri en série à des centaines de kilomètres, expédié sous forme de boules congelées et enfourné par une salariée précaire dans un four pré-programmé. Mais sa mie brune est épaisse et nourrissante, sa croûte idéalement grillée et savoureuse, et il se conserve très longtemps dans un linge. Une valeur plus sûre que de nombreux « pains de boulangerie » tout blancs et sous-cuits, qui sont immangeables le lendemain.
Je ne comptais pas cacher cette malice à mes amis, mais ils ont été tellement enchantés de savourer « le vrai goût du terroir » que je n’ai pas osé leur avouer la provenance du pain.
Les rogatons…
De toute évidence, derrière l’acte de manger du pain se cache une symbolique sociale très vaste. Pourtant nous sommes moins difficiles quand nous mangeons le « pain des autres ». Chaque gastronomie trouve son socle dans l’apport de glucides, qui diffère selon les régions du monde. Admettons le postulat selon lequel les plats traditionnels de chaque culture sont basés sur la même « recette ». Cette recette est modulée par des variations saisonnières et géographiques, mais elle est toujours constituée pour moitié de féculents, qui apportent de l’énergie pour le travail physique et se conservent toute l’année, contrairement aux autres denrées plus fragiles. L’autre moitié du repas se compose de végétaux, de légumineuses et de protéines, selon la disponibilité dans chaque terroir. Basé sur la semoule, le couscous s’équilibre de la même manière que les plats mexicains (maïs), la gastronomie asiatique (riz) ou eurasienne (sarrasin), italienne (farine de blé pour les pâtes), scandinave (pomme de terre), africaine (manioc), sud-américaine (quinoa)…
Cette démonstration est un peu délicate à exposer quand on est généreusement invités à manger dans une ferme. Mais il me semble logique que les jours où je n’ai pas de tâches physiques à accomplir, et où la garniture du plat se compose de pâtes ou pommes de terre, j’obtienne, pour des raisons d’appétit, d’éducation et de confort de digestion, une dérogation: NE PAS SAUCER MON ASSIETTE.
PS : y’a des chats pour cela, non mais!
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai).
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