Rencontre au sommet, cette semaine sur la scène du tout nouvel auditorium de « La Seine Musicale » de Boulogne-Billancourt, entre la légende de la contrebasse, l’américain Ron Carter, et l’accordéoniste virtuose Richard Galliano. Avant leur concert-dialogue, ils ont accordé à DMDM une interview et, petit cadeau, un moment de leur balance.
Laissez-moi maintenant vous présenter les deux convives de ce festin.
À ma gauche: Ron Carter.
Souvent le terme de « légende » est employé à la légère. Pourtant, s’il y a bien un musicien qui mérite ce titre c’est bien lui. Aucun bassiste de l’histoire du jazz n’a enregistré plus de disques que Ron Carter. Il a joué avec, derrière, Miles Davis, Bill Evans, Dolphy, Hancock, Sonny Rollins, bref tout le who’s who y est passé. Il serait plus court de dire avec qui il n’a pas joué. Son succès pourrait s’expliquer ainsi: son style d’accompagnement est solide, très carré et toujours swing, avec un son très rond et puissant. Sa technique est extraordinaire, jouant sur les déséquilibres et la retenue du tempo. Il arrive à s’adapter à tous types de contextes. Pour être plus précis, on pourrait dire qu’il est l’héritier de la prestigieuse lignée Blanton-Petiford-Brown, tout en ayant abordé le classique, la valse ou même le rap. Qui dit mieux? Personne. Voilà pour le name-dropping. Si Ron Carter est convié à beaucoup d’aventures, c’est aussi parce qu’il est une personne exquise, douce et profonde, à l’intelligence lucide jamais prise en défaut.
À ma droite, Richard Galliano.
Accordéoniste bandonéoniste et compositeur français, Richard Galliano occupe une place à part dans l’Histoire de la « boite à frissons« . De Chet Baker à Michel Portal en passant par Eddy Louiss, Galliano est de toutes les aventures qui lui permettent de sortir de l’étroit territoire du musette. Galliano est un voyageur musical, un explorateur et un aventurier à la fois. La beauté de son phrasé sa sonorité lumineuse, et son swing très précis, en font un compagnon très recherché tout autour du monde.
Leur première rencontre date de 1991. En un disque (Panamanathan– Disques Dreyfus) ils prouvèrent de manière définitive que ce mariage, à première vue contre nature entre la contrebasse et l’accordéon, pouvait donner de beaux et nombreux enfants.
Lors de leur balance, deux heures avant leur rendez-vous ils nous ont accordé une interview, juste après nous avoir offert un extrait de leur show.
Q: Votre première rencontre, c’était il y a 27 ans cette année, c’est ça?
Ron Carter: 27 ans, vraiment, vous en êtes sûr (rire)?
Q: Oui, j’en suis sûr.
RC: Je n’arrive pas à réaliser. De toute façon, je me sens encore jeune, en pleine possession de mes moyens. En tout cas c’est ce qui me semble. (Rire)
Richard Galliano: Musicalement, moi je trouve que Ron a rajeuni.
RC: En tout cas, ce que j’essaye, c’est que mes notes restent jeunes.
RG: Entre nous deux, y’a une relation un peu magique, faite de confiance et de respect mutuel je crois, et pourtant, je ne parle toujours pas anglais, et Ron ne parle pas français, mais il y a un truc qui se passe entre nous, au niveau musical bien sûr, mais aussi au niveau humain.
Q: Mais alors, quelle langue utilisez-vous pour échanger et vous parler?
RG: La musique ! Voilà notre langage commun. C’est comme ça qu’on se parle.
Q: Vous allez être tous les deux seuls ce soir sur cette magnifique scène, pour une conversation donc. Quelle en est la part d’improvisation?
RC: Nous avons des formats, un canevas harmonique que j’appelle des enveloppes, ou des conducteurs. Elles ont la même mélodie, sur nos deux partitions, et dans ce système de repérage, nous nous indiquons aussi les changements rythmiques et harmoniques. Et notre boulot, c’est de faire sonner ça comme s’il n’y avait rien d’écrit, La deuxième particularité de notre boulot, c’est de penser à faire sonner ça ensemble. Penser comment ce qui est écrit peut résonner. Et pour finir, et c’est peut-être ça le plus dur, il faut que les spectateurs entendent une musique inécoutée. Comme si les deux musiciens qui sont sur scène jouaient cette pièce pour la première fois. Et c’est là dessus que nous travaillons surtout, car c’est ce que nous ressentons. Ce sentiment que c’est la première fois que nous jouons ensemble cette pièce.
Q: Arrive-t-il encore que Richard vous surprenne?
RC: Mais il me surprend tous les soirs. C’est pour ça que je fais ce truc avec lui.
RG: Pour moi, c’est un peu comme si on allait escalader une montagne ensemble. On s’aide, on peut se piéger quelquefois mais l’essentiel c’est de converser. Oui, c’est ça l’enjeu. Finalement, marier nos deux instruments peut paraître original, étonnant, inattendu, mais je crois que ça fonctionne vraiment très bien.
Q: Vous ne connaissiez pas cette salle de concert. Comment la trouvez-vous?
RC: Elle est vraiment magnifique, mais j’ai surtout l’impression qu’elle a une acoustique formidable.
Q: Ça ressemble à une salle prévue et pensée pour la musique classique, vous ne trouvez pas?
RC: Mais ce que nous faisons c’est de la musique classique!
Q: Ron, vous souvenez-vous de ce que vous avait conseillé le chef d’orchestre Léopold Stokowski quand vous étiez un jeune musicien débutant dans le métier? Laisse tomber la musique classique, ce n’est pas pour les Noirs. Vous vous souvenez?
RC: Oui, je me souviens, même si j’essaie de l’oublier, tant cette phrase m’a déprimé.
Q: Ça dit beaucoup de chose sur le climat qui régnait aux Etats-Unis à cette époque non?
RC: Je n’ai pas l’impression que les choses ont changé depuis cette époque. Observez les grands orchestres classiques tels qu’ils étaient composés, disons, il y a vingt, trente ans. Comparez avec ce qu’ils sont devenus, je n’ai pas l’impression que les choses ont bougé. Les minorités y sont toujours largement sous-représentées. Et quand je vois que ce sale truc aura duré tout au long de ma vie de musicien… C’est vraiment triste. Mais peut-être qu’un jour, on réalisera, que chacun peut faire sonner ses notes indépendamment de la couleur de sa peau. Je n’ai pas perdu espoir, mais bon…
Q: Et pour vous Richard, la musique que vous faites tous les deux, peut-on dire que c’est de la musique classique, ou du jazz… Quelle étiquette peut-on lui mettre?
RG: On fait de la musique acoustique. Hier, par exemple, j’étais à Prague où j’ai joué le concerto de Mozart et Piazzola acoustique, et ce soir pour moi, c’est aussi de la musique, du même ordre. Pour moi il n’y a pas de frontières. Aucune!
Q: Où est le risque quand vous jouez avec Richard?
RC: Partout! Les mélodies, la justesse, les harmonies, tout est important, et chaque fois que vous choisissez une note vous avez intérêt à avoir choisi la bonne. Parfois ce n’est pas la note juste, mais vous aurez une chance de trouver la bonne au prochain accord. Ou au prochain changement d’accord. Et dans mon oreille, j’ai toute une réserve de notes. Je n’ai plus qu’à aller y puiser.
RG: Le risque? J’ai toujours, malgré les années, une forme de trac avant chaque concert, parce que la prise de risque c’est, on ne sait jamais ce qui va se passer, que la musique soit écrite ou pas, on ne sait jamais si on va vraiment être à l’unisson, si on va bien se comprendre, si physiquement on va être bien, même si on a confiance. Au-delà de cette idée de risque il y a toujours un doute qui vous ronge. Alors pour moi, le seul remède à ce trac, c’est de me dire je vais donner le meilleur de moi-même. Je vais être le plus positif possible, et puis ça passe.
Q: Pour vous, c’est quoi la différence fondamentale entre la musque écrite et celle improvisée?
RC: C’est la même différence qu’entre des chaussures et de chaussettes (rire). Elles vous habillent toutes les deux, mais, comme nous, elles ont des fonctions différentes. Voilà. La fonction du classique c’est de respecter ce qu’il y a d’écrit devant vous, la fonction de la musique improvisée, c’est de jouer une musique où les intentions sont justes.
Q: Vous avez le même sens de la liberté?
RC: Absolument! Je fais confiance à mon jugement quand je joue de la musique écrite. J’apprécie ma manière de comprendre chaque note qui doit être jouée. Et j’espère que, quand les compositeurs viennent entendre comment je fais sonner leurs notes, ils sont comblés par ma vision esthétique.
RG: Ça, je peux vraiment en parler. Tenez par exemple ce concerto de clarinette de Mozart que j’ai joué hier et dont je vous parlais. Là, dès qu’on loupe un trait, on est à côté. Dans la musique improvisée, au contraire, si on loupe quelque chose, on va s’en servir pour rebondir, et pour trouver de nouvelles idées? Si on joue Mozart, il faut jouer ce qui est écrit, point barre. Mais ce n’est pas une frustration, c’est une rigueur. Et la rigueur est un formidable tremplin pour la liberté.
Q: Une dernière question pour vous Ron. Vous avez enregistré avec tout le gotha de l’histoire du jazz. Vous avez fréquenté de très près tous les génies du XXe siècle. Est-ce que ces génies sont des gens biens?
RC: Oui! Définitivement oui (rire)! Et en plus je peux vous dire qu’ils me manquent tous les jours.
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