La femme aux moutons, épisode #29 : Rebel with a cause
Pourquoi ai-je souvent l’impression d’être une « contestataire » du fonctionnement agricole? Serais-je une rebelle du dimanche, une révoltée pour rien, une militante de pacotille qui s’invente des motifs d’opposition? Je vais ici tenter de démêler les fils invisibles qui réduisent les agriculteurs en marionnettes des administrations… sujétion à laquelle j’ai peu de chance d’échapper.
Je viens de recevoir un courrier de la DDTM, la Direction Départementale des Territoires et de la Mer, cette administration toute puissante qui régit le travail, donc la vie, des agriculteurs. Cette lettre entend dénoncer l’installation « non autorisée » de mes panneaux de signalisation, photographiés in situ par un agent.
J’installe en effet chaque été quelques panneaux sur la grande route pour indiquer l’itinéraire aux visiteurs qui participent aux goûters à la ferme. Je respecte quelques règles: ne pas occulter la signalétique officielle, pas à l’entrée d’un rond-point, pas trop moche dans le paysage, les retirer dès la fin de l’été.
La lettre de la DDTM m’a d’abord amusée car les dates sont incohérentes: le prétendu contrôle de l’agent est daté de plusieurs semaines avant que je pose les panneaux, et l’envoi de la lettre des semaines après que je les ai retirés. Je me tâte de leur montrer la facture des planches en bois, ainsi que le lien Instagram dans lequel on me voit les peindre, à une date très ultérieure à leur photos… Imaginer le processus et le nombre d’agents de la fonction publique nécessaires à cette mission m’a également égayée: celui qui a l’idée du contrôle, l’agent qui le cale dans son planning, qui va l’effectuer à 25 km, celui qui recadre les photos, rédige le courrier de deux pages avec les références des articles de lois, emplacements et lieux-dits, l’imprime et le met dans le parapheur pour vérification par le chef de service, qui apposera sa signature des mois plus tard. Devenue obsolète, la lettre sera antidatée, mais avec trop de zèle, ce qui la rend fausse.
Dans son courrier, la DDTM me reproche de flécher une « activité d’élevage » alors que seules sont tolérées les « activités culturelles ou liées au terroir ». Damned!, je me reconnais pourtant bien dans cette définition avec mes « balades nature dans les prés-salés »: je pourrai me justifier? D’ailleurs j’ai l’accord de la mairie. Mais la crainte que ce soit un piège me retient. Et si, en croyant défendre la légitimité de mes panneaux, je me jetais dans la gueule du loup? En revendiquant d’organiser des « sorties natures », est-ce que je ne m’exposerai pas bêtement à des contrôles sur la sécurité de la prairie, à la présence obligatoire de toilettes mixtes, à celle d’un extincteur, d’une trousse à pharmacie, d’eau potable, d’une signalétique sol glissant, à la nécesaire accessibilité aux personnes en fauteuil, à des conditions d’hygiène pour le goûter, à l’étiquetage des confitures, au respect des DLC, à l’emballage stérile des cuillères jetables…?
Avec humilité et désormais culpabilité, je choisis de courber l’échine. Je vais ravaler mon exaspération et ne pas contester leur courrier ridicule. Inutile de les provoquer. Parce que les éleveuses impertinentes qui ne sont même pas nées ici, elles trônent sur le haut de la pile des contrôles quand elles ne veulent pas rentrer dans le moule de la soumission.
Exercice de maîtrise de moi-même: je NE VAIS PAS rédiger de missive énervée dans laquelle je risquerai de laisser transparaître une certaine arrogance pour ces agents administratifs, ceux qui exécutent ce sale boulot: tuer le dynamisme rural, les initiatives positives, la survie des agriculteurs, les quêtes d’échanges humains, bref la vie qui existe encore dans les territoires reculés. Ils les annihilent,les étouffent, les piétinent aveuglément. En petits automates qui appliquent la règlementation depuis leur bureau! Tout en se targuant devant la machine à café d’acheter des produits locaux dans la nouvelle boutique terroir de Coutances. Peut-être même bien qu’ils sont clients de mes infusions ou de ma viande, et qu’ils ont l’impression d’être formidablement engagés pour une agriculture durable, eux les consomm’acteurs qui commandent leur panier bio hebdomadaire.
Mais en posant sur leur bureau le mug fumant de l’infusion aux plantes que j’ai cueillies, ils rédigent le courrier qui m’est destiné, m’enjoignant à appliquer la règlementation sous peine de poursuites, à me soumettre à leur nivellement triste et mort. Ils recopient des phrases glacées qui finissent par éteindre l’envie de faire vivre ce terroir, de le transformer en facteur d’art-de-vivre, de bien-être, de générosité, de gaieté, d’effervescence économique, de culture fertile.
Je redoute le moment où je me découragerai, abattue par ce combat insidieux contre une administration qui gagnera toujours, grâce aux ventouses étouffantes de ses multiples tentacules. Ils m’auront à l’usure bien sûr, je deviendrai paranoïaque puis épuisée et surtout inefficace, d’avantage obnubilée par les boucles électroniques des brebis que par leur élevage, plus tourmentée par les vaccins obligatoires et inutiles que par leur état de santé réel, plus terrorisée par la présentation du bilan comptable que je dois leur faire valider que par le bon sens de mes décisions financières.
J’aimerais que ce moment de « renonciation », comparable à une mort cérébrale, n’arrive jamais. Ou dans suffisamment longtemps pour m’avoir laissé le temps de construire une carapace plus solide, un projet alternatif riche d’un avenir. Pour ne plus être intimidable par ces perpétuelles menaces de m’empêcher de travailler. Car c’est avec ce levier que les administrations soumettent les agriculteurs: l’avertissement sournois de diminuer nos quotas de production, nos attributions de terre, nos primes, nos autorisations d’exploiter,… Sans autorisation, nous n’avons pas le droit d’élever des animaux ni de vendre notre production, et nous devenons des contrevenants incapables de générer du revenu. La banque n’a plus qu’à nous pousser à vendre la ferme pour rembourser les emprunts. C’est trivial. Et si on ne chute pas assez vite, l’acharnement des contrôles peut accélérer efficacement notre dégringolade.
De l’extérieur, on a l’impression que les agriculteurs se plaignent beaucoup. Ou bien on ne saisit pas leur pic de violence: à l’encontre des contrôleurs qu’ils menacent de coup de fusil, ou lorsqu’ils retournent cette violence contre eux-mêmes et se suicident. Elle est invivable, cette culpabilité d’être considéré comme un hors-la-loi parce qu’on veut travailler et atteindre les objectifs de production que l’administration nous a fixés, en même temps qu’elle interdit les moyens d’y parvenir.
Sans compter l’excès de zèle à l’encontre de ceux qui prétendent rester indépendant comme moi. Est-ce conscient? Comment émerge cette réunion de volontés de d’acharner sur les quelques forces vives qui tentent de faire vivre les territoires ruraux ? Car évidemment, mes voisins ne sont pas inquiétés. Ils ont soixante ans, sont des hommes, nés ici, crient très fort. On les laisse tranquille parce qu’ils sont réputés « bourrus et ingérables ». Eux s’en donnent à cœur joie dans les infractions provocantes.
Dois-je attendre d’avoir soixante ans, d’être une marginale figée dans son vinaigre, pétrie de rancune et de rejet du système pour avoir droit à la bienheureuse qualification « d’ingérable »? Comment garder la tête haute, des convictions humaines et territoriales fortes, l’énergie et la foi dans mon métier, d’ici là?
En attendant, quand la Police de l’Environnement débarque dans mon groupe de vacanciers, en uniforme et en arme, pour faire un rapport parce j’ai ramassé trois déchets en plastiques sur la plage, ils ignorent ostensiblement les infractions des voisins.
Et si j’interprétais cette subjectivité de traitement comme une manière détournée de leur part, toute en subtilité et en devoir de réserve, d’encourager le ferment d’une Résistance?
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