Vingt ans après sa création, le metteur en scène et l’acteur reprennent leur version bien secouée des « Souffrances du jeune Werther ». Présenté en novembre au théâtre de Vidy à Lausanne avant d’être joué à La Commune d’Aubervilliers, cette création n’a rien perdu de sa fougue et de son humour explosif. Un grand classique mené tambour battant.
Nicolas Stemann a abondamment prouvé depuis la création de ce Werther! à la fin des années 1990 qu’il était un metteur en scène particulièrement intrépide, comme on a pu le voir, entre autres, avec ses adaptations éblouissantes du Faust de Goethe et des Contrats du commerçant d’Elfriede Jelinek, présentés respectivement en 2014 et 2013 au festival d’Avignon.
Cependant l’exploit est ici d’autant plus remarquable que quiconque s’est un peu penché sur ce roman épistolaire que sont Les Souffrances du jeune Werther aura forcément repéré que l’humour n’est pas sa caractéristique principale. Sans renier cette œuvre de jeunesse, Goethe, bien des années plus tard dans ses Conversations avec Eckermann, la met à distance comme on regarde de loin ce qui appartient désormais au passé.
Il évoque « »es circonstances individuelles » qui le troublaient à l’époque où il a écrit le livre:
J’avais vécu, aimé et beaucoup souffert. Voilà tout.
Goethe
Puis il généralise et cherchant à situer le contexte explique que le roman renvoie « à l’histoire particulière de quiconque doué d’un sens inné de liberté se débat au milieu des contraintes sociales d’un monde vieilli et doit apprendre à s’y reconnaître et s’y adapter. La félicité contrariée, l’action entravée, les désirs insatisfaits ne sont point des infirmités particulières à un temps, mais celles de tout homme. Et il serait fâcheux qu’au moins une fois dans sa vie chacun n’ait pas une époque où Werther semble avoir été écrit pour lui . »
Pathos et amour impossible
De fait Stemann et Hochmair ne cherchent pas à dézinguer le mythe de Werther. Leur but n’est pas de cuisiner un classique à la sauce potache. Au contraire, ils respectent parfaitement l’œuvre tout en la mettant en perspective; le problème principal étant de gérer le pathos du personnage sur lequel il est impossible de faire l’impasse puisque c’est le sujet même du livre.
La capacité à affronter ce pathos, que l’acteur empoigne en quelque sorte à pleines mains, est précisément ce qui fait tout le sel du spectacle. Il est indispensable qu’Hochmair croie et nous fasse croire à son personnage. Et c’est seulement parce qu’il y réussit pleinement qu’il peut en même temps prendre du recul et se permettre de tourner en dérision – notamment en parodiant quelques clichés dont celui de la « belle âme » – ce jeune homme peut-être trop naïf, mais surtout éperdu d’amour.
Amour impossible, hélas, car celle qu’il aime est fiancée à un autre. Seul sur scène, texte en main, devant une table équipée d’un micro et ornée d’un bouquet de fleurs, il livre son texte en allemand et en français, un peu à la manière d’un conférencier. Posée sur la table une caméra capte des images reproduites sur un écran en fond de scène. Il est donc à la fois ce jeune homme qui « semble se bercer de l’ivresse des plus douces sensations et couler ses jours à demi rêveur », comme le décrit Eckerman, mais aussi un conférencier un peu agité pour ne pas dire tourmenté et finalement un acteur brillantissime.
Le voilà bientôt en pantalon de treillis, veste ouverte sur un t-shirt et chapeau de cow-boy, rappelant un personnage sorti d’un film de Wim Wenders. La rencontre idyllique avec Charlotte source d’un « torrent de sentiments » fait monter sérieusement la tension. Torse nu, la tête ornée d’une couronne de lauriers, il lit Homère tout en trinquant à la belle figurée par un buste en polystyrène. Au comble du bonheur, il contemple satisfait son propre visage reproduit en gros plan sur l’écran.
Mais assez vite, il annonce « Albert est arrivé et moi je pars » avant de quitter le plateau dare-dare. Aie !
Albert est le fiancé de Charlotte. La jeune femme va bientôt l’épouser. D’où la fuite de Werther. Qui réapparaît sur scène déguisé en Cyrano. Son faux-nez pendouille lamentablement tandis qu’il invective le régisseur pour qu’il adapte les surtitres. Il s’énerve, déchire des feuilles de salade qu’il balance dans le public. L’affaire tourne au vinaigre. L’acteur scande son texte au micro sur une rythmique de hip-hop. Debout sur un tabouret, les bras encombrés d’une liasse de dossiers, il poursuit le récit des mésaventures du malheureux.
Werther continue de voir Charlotte après son mariage. Ce qui n’arrange guère son état. Son comportement en public fait jaser. Lors d’une réception, on lui signifie que sa présence est indésirable, étant d’un milieu social inférieur. Un soir de Noël, il récapitule dans sa solitude le déroulement des événements qui l’ont conduit au désespoir. Une branche de sapin à la main, il entonne O Tannenbaum. On touche le fond.
Dans un des passages les plus déconcertant du roman, il est dit que Charlotte a envoyé à Werther un pistolet; sans le révéler à qui que ce soit – pas même à Albert. On peut se demander la raison d’un tel acte. Werther en tout cas saura s’en servir.
Goethe a confié à Eckermann le malaise que lui procurait toujours le roman longtemps après l’avoir écrit :
Ce sont des vraies fusées incendiaires – ce livre m’est pénible, et je crains d’éprouver à nouveau l’état pathologique où il a pris naissance.
Goethe
Opposant les termes « classique » et « romantique« , Goethe remarque par ailleurs: « J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade ». On ne saurait en tout cas trouver rien de plus salubre et revigorant que cette mise en scène à la fois très physique et finement troussée qui avec une sacrée dose d’humour offre une interprétation explosive d’un ouvrage que l’on connaît généralement plus par ouï-dire que pour l’avoir lu réellement.
Werther!, d’après Johan Wolfgang von Goethe, mise en scène Nicolas Stemann, avec Philipp Hochmair
jusqu’au 12 mars – La Commune – Aubervilliers (93)
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