Théâtre. « Notre parole »: Cédric Orain serre au plus près les mots de Novarina
Conçu à partir d’une tribune publiée il y a trente ans dans Libération, ce spectacle a le double mérite d’exposer, d’une part, le carcan d’une langue réifiée, réduite à un état de marchandise dont il s’agit d’assurer la circulation. Et, d’autre part, de faire exploser ce cadre contraignant en un feu d’artifice verbal et théâtral jubilatoire où le mot libéré devient chant et danse.
Debout derrière des pupitres à roulettes, deux présentateurs télé se font concurrence. Au début tout va bien, chacun annonce sa nouvelle posément sans empiéter sur son partenaire. Mais comme on le sait un événement chasse l’autre; ce qui, quand plusieurs événements ont lieu plus ou moins simultanément, complique légèrement la donne. Intervient alors une rivalité sauvage, voire un combat pour la préséance, d’autant plus comique que nos deux présentateurs – impeccablement interprétés par Céline Milliat Baumgartner et Rodolphe Poulain – apparaissent littéralement emportés dans une frénésie hystérique proche de la confusion où l’on ne sait plus si c’est eux-mêmes qu’ils cherchent à mettre en avant ou les informations qu’ils sont censés annoncer.
Virulence
Bienvenue sur Télébabel! Car c’est un peu à cela que fait penser de prime abord Notre parole, d’après Valère Novarina, dernier spectacle du metteur en scène Cédric Orain créé en octobre 2018 à la Maison de la Culture d’Amiens. Le « grand forum », la « fenêtre ouverte sur le monde » ou la « lucarne » comme on l’appelle aussi parfois; ce lieu privilégié où le micro est tendu aux « vrais gens », mais aussi à quelques professionnels de la communication, ne se résume plus comme on le sait à la seule télévision puisque l’espace médiatique télévisuel se déploie aujourd’hui au-delà du seul tube cathodique désormais augmenté par la profusion des réseaux sociaux qui pullulent sur Internet.
Malgré tout c’est sur un large écran TV que s’ouvre Notre parole. Tout commence par cette vitrine opaque où s’agitent des milliers de particules blanches sur fond gris – ce qu’on appelait autrefois la neige. C’est donc à partir d’une forme de brouillage, ou de brouillard, que démarre ce spectacle inspiré d’une tribune publiée en 1988 par Valère Novarina dans le journal Libération. Intitulée Notre parole, l’écrivain, à l’heure des télévangélistes et du téléachat, y dénonçait, avec une virulence polémique surprenante de sa part, la marchandisation généralisée du langage et de tout ce qui va avec dans ce temple moderne qu’est la télévision désignée comme « la cathédrale du XXe siècle ».
Pris dans un modèle tout mécanique du langage, victime de sa propre idéologie de la communication comme vente d’information et échange de mots, prisonnière d’elle-même, la télévision n’excelle aujourd’hui que dans l’étalage des choses mortes: monter des objets et aligner des cadavres. C’est là qu’elle brille! » La télévision est une grande machine à broyer. « Et lorsqu’elle nous montre des hommes, voyez-les se transformer d’eux-mêmes en choses: pris rapidement dans la transe communicative, les voici qui font devant nous, sitôt apparus, leurs trois petits tours de bêtes à vendre, qui se muent aussitôt en grenouilles gonflables, en coqs ergotants, en paons ivres, en marchands de moi, en marchands de mien… La télévision est notre grande foire aux Vanités: tout s’y transforme en objet, tout s’y vend, tout sent la mort.
Valère Novarina
Arrivé à ce point, un modeste plaidoyer pro domo s’impose. Certes les reproches de Novarina sont loin d’être infondés, mais rappelons tout de même qu’il y a toujours eu au sein de cette « grande foire » qu’est la télévision des espaces de respiration, on n’ose dire des poches de résistance, évidemment trop rares, où la complexité du monde, les questions sans réponses et tant de singularités inclassables et de perplexités ont droit de cité. Et s’il ne fallait mentionner qu’une seule émission de cet acabit, largement ouverte à la réflexion et ennemie de toute facilité réductrice Des Mots de Minuit vient spontanément à l’esprit.
Mais refermons la parenthèse.
Et revenons à Télébabel car c’est bien à cela que ressemble le spectacle finement troussé de Cédric Orain: une parodie joyeusement ironique d’un espace tellement saturé de verbiage qu’on pense forcément à une version contemporaine de Babel où toutes les langues se mélangeraient dans une confusion généralisée. De là ce défilé cocasse où les nouvelles assenées de plus en plus vite tournent à une forme d’ivresse ou de saturation.
Un peu plus tôt s’avançant depuis la salle, un gaillard dégingandé, sorte de Monsieur Loyal, interprété par Olav Benestvedt, énonçait avec une curieuse gestuelle d’équilibriste des extraits de la tribune de Novarina. Les deux cubes transparents constituant le décor conçu par Pierre Nouvel, pouvant servir à l’occasion de surfaces de réflexion, ont pris alors tout leur sens, devenus non plus des fenêtres sur le monde, mais le lieu même où se concentre le flux médiatique, le cœur de la machine.
Transsubstantiation
Ce dispositif scénique ingénieux permet aussi de glisser insensiblement d’un niveau de sens à un autre. Du dévoiement systématique de la langue, on passe ainsi à un questionnement plus ouvert quand, à la folle succession des événements, est substitué l’étonnement face à cet événement d’un tout autre ordre, et infiniment mystérieux, le fait « d’avoir des mots ».
Cette transformation qui relève presque de la transsubstantiation se fait avec d’autant plus d’évidence qu’elle est joyeuse. Il y a en elle une forme d’élévation, pas seulement du débat, mais de l’état d’esprit. Rien d’étonnant si nos deux présentateurs désormais confrontés à l’énigme de la langue sont à ce moment-là en train de danser le tango. De la saturation, on est passé à la respiration ; de la frénésie, à la fête et même au music-hall si cher à Novarina.
Danser et parler en même temps est une des choses les plus difficiles qui soient. Pourtant, soudain habillée en tutu, et éclairée par une poursuite lumière, Céline Milliat Baumgartner y réussit fort bien avec de surcroît une irrésistible touche d’humour dans ce qui est un des moments les plus accomplis de ce spectacle par ailleurs admirablement géré.
Cédric Orain avait déjà signé une très belle adaptation au théâtre d’un texte de Valère Novarina avec Sortir du Corps, en 2011, où il dirigeait les acteurs de la compagnie de l’Oiseau-Mouche. Avec Notre parole, montage de différents extraits de l’œuvre du poète (Lumières du corps, L’Origine rouge, La Chair de l’homme), il approche au plus près de la réflexion que celui-ci mène depuis plusieurs décennies sur le langage conçu comme le plus grand mystère lié à la condition humaine.
Le mot humain n’est pas une étiquette. Le mot humain est un vide porté par nous dans les choses, comme un coup qui les transperce. Nous sommes sur terre pour nous libérer de la stupeur. Rien que par la parole. Car la parole délivre toute chose de sa présence stupide, renverse la matière de la mort. Celui qui parle, c’est pour renverser les idoles de la mort.
Valère Novarina
Cette croyance dans l’effectivité du langage, on la retrouve en acte dans ce spectacle qui la met en pratique avec un bonheur évident. En ce sens il nous libère à notre tour de la stupeur et nous confronte par sa grâce jubilatoire aux infinies combinaisons, articulations, retournements intempestifs et autres fécondes cabrioles que le verbe déchaîné propose à qui sait lui prêter attention.
Plaidoyer
Pour Novarina, la langue est ce par quoi nous sommes en mesure de dialoguer avec ce qui est plus que nous-mêmes. « Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d’avec nous-mêmes, une faille d’obscurité, une lumière, une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. » Et c’est ainsi que les comédiens présents sur le plateau, à la fois corps et mots, se projettent incessamment, se défont, se coupent en deux, se mettent en quatre pour finalement n’être jamais là où ils sont ; déportés et emportés par les mots qu’ils portent et qui peuvent aussi bien être des silences.
Le langage, dit Novarina, ne sert pas tant à nommer qu’à « appeler ». Il est toujours déplacement. Le langage est ce qui nous dénude, ce qui nous fait et nous défait et qui, au fond, nous dépossède. Ainsi ce beau spectacle, qui se veut un plaidoyer enthousiaste contre la pseudo-pensée et les raisonnements simplificateurs, retrouve au passage une intuition que n’aurait pas reniée Shakespeare: « Nous réapprendrons peut-être un jour que la science sait toute la mort, mais que l’amour seul connaît. » Salutaire.
Notre parole, d’après Valère Novarina, adaptation et mise en scène Cédric Orain
avec Céline Milliat Baumgartner, Olav Benestvedt, Rodolphe Poulain
> du 11 février au 2 mars au Théâtre de la Cité internationale, Paris
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