Théâtre. « Les Terrains vagues »: les frères Grimm en mode hallucinogène

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Dans une première mise en scène très réussie, cette jeune dramaturge issue de l’école du Théâtre National de Strasbourg transpose l’atmosphère du conte dans un clair-obscur poisseux où survivent tant bien que mal, à la lisière du rêve et du réel, une enfant séquestrée, un dealer à la fibre maternelle, une toxicomane enceinte et un improbable prince charmant.

Il était une fois maintenant. À moins que toute cette histoire ne se passe dans un futur proche. Il était une fois une île, qui était aussi une décharge publique, qui était aussi un chantier désaffecté, qui était aussi un terrain vague. Il était une fois une friche industrielle au milieu de nulle part. Il était une fois une tour surplombant ce paysage désolé. 

 

L’espace dans lequel se déploie le conte moderne imaginé par Pauline Haudepin dans Les Terrains vagues est composé de couches multiples, un peu à l’image de ces matelas mollement entassés les uns sur les autres sur lesquels saute une petite fille en tenue légère au début de la pièce. Interprétée par la comédienne Marianne Deshayes, elle s’appelle Raiponce. Elle parle toute seule, visiblement perdue dans son monde intérieur. On l’imagine jouer encore à la poupée, mais on comprend que c’est déjà une adolescente. 

En ouverture du spectacle, une voix-off nous l’a présentée comme une « petite fille trop grande dans une chambre trop petite » qui ne connaît « d’autre odeur que la tiède humidité de son propre corps et l’humidité glacée de sa prison. » De temps à autre, un homme habillé en femme lui apporte du porridge avec du miel. Il la fait manger comme si elle était encore un bébé incapable de tenir une cuillère. On pense alors à une trouble histoire de séquestration et de violence. Ce qui n’est pas entièrement faux; à cela près que l’univers imaginé par Pauline Haudepin ne se cantonne pas au fait-divers. 

L’idée de ce conte moderne lui est venue en lisant Raiponce, un récit des frères Grimm dans lequel une femme enceinte a une irrésistible envie de manger une des appétissantes salades « raiponce » qui poussent dans le jardin de sa voisine. Pour lui faire plaisir son mari en vole une. Mais la voisine le surprend. C’est une sorcière. Aussi lui propose-t-elle un marché: il aura la vie sauve – et la salade – en échange de l’enfant à naître. Plus tard, baptisée Raiponce, l’enfant sera enfermée dans une tour où, devenue jeune fille, elle laisse sa longue chevelure dépasser par la fenêtre. La sorcière lui rend visite en escaladant cette chevelure. Jusqu’au jour où un prince suit le même chemin pour rejoindre la jeune fille. 

Puzzle éclaté

Sans reproduire le conte à la lettre, il est incontestable que l’imaginaire fantasmagorique des frères Grimm imprègne le spectacle de façon diffuse, quoique dans une version quelque peu détournée. Sous le nom de Sandman, la sorcière est devenue un homme – même s’il se fait passer pour une femme auprès de Raiponce. Joué par Paul Gaillard, ce « marchand de sable » fabrique des potions hallucinogènes dans un laboratoire clandestin. Il est un peu celui qui tire les ficelles dans ce spectacle sous haute tension lysergique. Pourvoyeur de visions sur mesure, il contrôle plus ou moins tous ceux qui passent à sa portée. 

 

Mais le plus significatif en la matière, c’est que, loin de s’égarer dans des rêveries psychédéliques chatoyantes, la mise en scène se déploie au contraire dans un clair obscur plutôt sordide. À quoi s’ajoute la structure dramatique de la pièce qui superpose plusieurs temporalités un peu comme les fragments d’un puzzle éclaté. Mais aussi comme si tout se passait dans la tête des protagonistes. Ce qui apparaît alors au fil des tours et détours de chacun d’eux dans la pénombre d’un univers dévasté, c’est l’intensité de leur solitude, qui est peut-être un des aspects le plus frappant de cette création. Car il y a aussi Colchique et Laszlo, respectivement interprétés par Dea Liane et Genséric Coléno-Demeulenaere. Tous deux ont goûté aux drogues fournies par Sandman. Il y a enfin le fantôme d’un architecte urbaniste dont la voix-off (assurée par Jean-François Pauvros) laisse deviner le rôle de démiurge foireux à l’origine du désastre – une utopie urbaine qui aurait mal tourné – que constitue le paysage désolé dans lequel se déroule la pièce. 

Cet espace détruit, coupé de tout, ce terrain vague où errent des âmes en peines ravagées par la défonce, c’est aussi l’espace mental aux potentialités inouïes de Raiponce. Enfermée depuis toujours dans sa chambre étroite, elle semble avoir la capacité de reconstituer par le pouvoir d’une imagination sans limites le monde dont l’accès lui est interdit. Parvenir à faire tenir ensemble dans une belle cohérence autant d’éléments improbables n’est pas le moindre mérite de ce spectacle d’une incontestable et frémissante poésie. Sachant qu’il s’agit-là de la première création que signe Pauline Haudepin – laquelle est par ailleurs comédienne – en tant que dramaturge et metteuse en scène, on ne peut que se réjouir de cette réussite riche de promesses.
 
Les Terrains vagues, de et par Pauline Haudepin
avec Genséric Coléno-Demeulenaere, Marianne Deshayes, Paul Gaillard et Dea Liane

vidéo: Pauline Haudepin

 

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