Au fil de spectacles souvent dérangeants, ce dramaturge et metteur en scène hyperactif sonde les contradictions de notre époque à partir de témoignages auxquels il donne une force emblématique. Des créations comme « The Civil Wars », « Hate Radio » ou « Compassion ». « L’histoire de la mitraillette » offrent ainsi un regard d’une acuité rare sur la réalité contemporaine.
Né en 1977 à Berne, Milo Rau aurait pu être journaliste ou essayiste; il a d’ailleurs publié « Critic of the Postmodern Reason » en 2013. Mais si le théâtre – et dans une moindre mesure le cinéma – est devenu son mode d’expression privilégié c’est en grande partie par sa capacité de mettre en situation la complexité du présent ou du passé proche.
L’idée serait en gros que nous sommes tous des somnambules, nous ne voyons pas ce que nous avons sous les yeux; soit parce que nous ne voulons pas le voir, soit parce que cela nous aveugle.
Le travail mené depuis quelques années par Milo Rau au fil de spectacles comme « Les derniers jours d’Elena et Nicolas Ceausescu« , « Hate Radio« , « Les Procès de Moscou« , « The Civil Wars » ou « The Dark Ages » relève du théâtre documentaire en prise directe sur des situations réelles. En même temps il dépasse la dimension documentaire pour proposer quelque chose comme une anthropologie du présent.
Cela passe notamment par l’implication étroite de l’acteur qui dans « The Dark Ages« , par exemple, que l’on a pu voir récemment au théâtre des Amandiers à Nanterre, devient le témoin de sa propre histoire. « Les acteurs sont pour moi des allégories. Cela signifie qu’ils sont à la fois eux-mêmes et plus qu’eux-mêmes« , analyse Milo Rau. « Souvent ils ne comprennent pas pourquoi je leur demande de raconter leur propre histoire. Ils se retrouvent face à un point aveugle comme cela nous arrive dans la vie réelle où l’on se trouve toujours dans un entre-deux entre compréhension et incompréhension. Ce qui nous oblige à nous interroger, à faire des mises au point. Or sur scène j’interdis aux acteurs de prendre de la distance. Je ne veux pas de gestes post-modernes. »
The Dark Ages revient à travers le témoignage des acteurs sur l’histoire mouvementée de l’Europe centrale depuis les années 1990 marquées notamment par le massacre de Srebrenica en 1995. Il n’y a pour ainsi dire pas de dialogues, chacun raconte sa propre histoire qui recoupe des événements marquants de l’histoire européenne.
Cela revient à mettre le comédien dans une position très inconfortable. En attestent les réticences de la performeuse Sanja Mitrovic, présente dans le spectacle (aux côtés des acteurs Subdin Music, Vedrana Seksan, Valery Tscheplanova et Manfred Zapatka) très mal à l’aise à l’idée de jouer le rôle de la « serbe de service« .
« Je lui ai demandé de raconter sa jeunesse qui correspond à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Sur scène, elle raconte que ce sont les Serbes qui ont été agressés les premiers. Mais au moment où elle le dit face au public, il y a un problème. Elle voudrait expliquer que c’est comme ça qu’elle voit les choses, mais qu’elle sait en même temps que ça ne s’est pas passé comme ça. Or moi je lui dis que c’est interdit de parler de cette façon, poursuit Milo Rau. Il y a un problème. Il faut prendre une décision. Qui suis-je? Suis-je Sanja la Serbe, alors que toute ma vie je me suis battue contre cette image de la femme serbe ou originaire des Balkans qu’on voudrait me faire porter en tant que représentante idéale typique de cette région de l’Europe? Il se trouve que toute la carrière de Sanja est basée sur le fait biographique. Ses réticences sont bien sûr très compréhensibles. Cela renvoie à ce que dit Max Frisch : l’image que l’autre se fait de moi, je ne veux pas l’accepter. On est dans cette dialectique : écartelé entre une image, et la distance par rapport à cette image. Ce conflit existentiel est le vrai sujet de The Dark Ages. La question posée c’est: qu’est-ce que l’existence? C’est du théâtre ou c’est pour de vrai? Il n’y a pas de réponse à cette question; parce que c’est les deux à la fois, même si on a du mal à le comprendre. »
Il n’y a peut-être pas aujourd’hui de metteur en scène aussi conscient des pouvoirs mystérieux de la représentation que Milo Rau. L’espace de la scène est selon lui le lieu privilégié où affronter nos démons, autrement dit la réalité dans ce qu’elle a de plus âpre, dérangeant et brutal.
C’est le sens de « Hate Radio« , spectacle dans lequel il reconstitue un studio de la Radio Télévision Libre des Mille Collines, une radio rwandaise où, en 1993, entre deux chansons, dans un nuage de marijuana, les présentateurs appellent au meurtre contre les Tutsis.
« Compassion. L’histoire de la mitraillette« , présenté en avant-première en décembre 2015 au Théâtre national de Bretagne à Rennes, nous confronte à travers une série de témoignages aux difficultés rencontrées dès lors qu’il s’agit de répondre aux défis posé par les conflits qui se déroulent aux portes de l’Europe, et qui de fait nous touchent, directement ou indirectement.
Il y a, d’un côté, Consolate Sipérius, jeune actrice belge originaire du Burundi qui raconte comment à la suite du génocide de 1993 où elle a perdu toute sa famille, elle a été adoptée par une famille belge. Et de l’autre côté, Ursina Lardi, actrice de la troupe de la Schaubühne à Berlin dans le rôle assez troublant par son ambiguïté d’une « humanitaire » tous terrains.
À l’heure où l’afflux quotidien de réfugiés représente un casse-tête redoutable, jusqu’à remettre en question les fondamentaux de l’Union Européenne, Milo Rau pointe avec ce spectacle les limites de nos réponses compassionnelles. En juxtaposant ces deux monologues, le spectacle ne nous confronte pas seulement à une actualité brûlante, il l’inscrit en même temps dans une perspective historique et multiplie les angles d’approche. Ce qui conduit peu à peu à envisager la situation sous un jour nouveau. On comprend à quel point tout est de plus en plus lié quand ce qui pendant longtemps a pu sembler une réalité lointaine concernant d’autres continents – tels l’Afrique ou le Proche Orient – nous touche désormais au plus près, qu’on le veuille ou non.
Hate Radio, du 16 au 19 février au hTh, domaine de Grammont, Montpellier (34)
Compassion. L’histoire de la mitraillette, les 18 et 19 mars au Théâtre de Vidy – Lausanne (Suisse), dans le cadre du festival Programme Commun.
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