Alors que sort « Gain », un nouvel album avec son groupe Illtet, ce rappeur à part, dont le style singulier tranche radicalement avec les canons usuels du genre, confirme qu’il n’a rien abdiqué de son imaginaire foisonnant dont l’inspiration puise aussi bien dans la science-fiction que du côté d’une certaine littérature afro-américaine d’Ishmael Reed à Langston Hughes en passant par Amiri Baraka.
Orfèvre du verbe improvisé, de la parole projetée haut et fort dans la tradition du slam et du spoken word, il revendique une filiation aussi bien du côté de Langston Hughes que des Last Poets, sans oublier Mumbo Jumbo roman formateur signé Ishmael Reed.
Mais tout ça mérite explication, car Mike Ladd, rappeur à l’esthétique bien différente de celle de nombreux représentants de la scène hip-hop, se situe aux confins de plusieurs courants ou traditions – du jazz, du funk, mais aussi du rock hardcore, du dub et des toasters jamaïcains ainsi que d’une certaine littérature afro-américaine, comme il tient lui-même à le préciser.
Mon goût des textes est lié à la découverte très tôt des poèmes de Langston Hughes. Pour autant les mots « spoken word » ou « slam » ne me semblent pas les mieux appropriés pour définir ma démarche. Je me considère avant tout comme un poète, car pour moi le hip-hop correspond à un véritable travail sur le mètre.
Mike Ladd
On pourrait ajouter que pour lui le hip-hop est aussi un langage à part entière et un vecteur particulièrement efficace pour son imaginaire débridé. D’un disque à l’autre Mike Ladd met en scène des combats épiques impliquant des entités aux noms évocateurs comme les Infesticons ou les Majesticons. Dans l’album In What Language? enregistré avec le pianiste de jazz Vijay Iyer, il s’interroge sur la situation de la communauté afro-américaine au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.
Il sort en 2005 Negrophilia: The Album, évocation inspirée du livre de Petrine Archer-Straw, Negrophilia: Avant-Garde Paris and Black Culture in the 1920’s, du Paris des années 1920 où les artistes noirs connurent une vogue exceptionnelle, mais aussi plus largement de ce mélange très contemporain qu’est la mondialisation.
En référence aux artistes noirs américains expatriés en France, Mike Ladd a forgé le concept d’ « infogee » qu’il oppose à « refugee » (réfugié). L’ « infogee » serait en quelque sorte un réfugié de l’intérieur, un réfugié mental. « Cette notion d’ «infogee» me paraît plus pertinente que jamais aujourd’hui où nous sommes confrontés à un tel afflux de réfugiés. Bien sûr nous ne sommes pas comme eux contraints de fuir notre pays et de risquer de mourir pour refaire notre vie ailleurs. Mais je pense qu’à un certain degré nous sommes tous des «réfugiés» dans nos têtes, ce qui veut dire que nous devons sans cesse négocier notre rapport à notre environnement, nous demander où nous en sommes dans un monde en perpétuelle mutation. »
Urgence
Installé à Paris depuis le début des années 2000, Mike Ladd vit à cheval entre les Etats-Unis et la France. C’est à Brooklyn qu’il a enregistré Gain avec Illtet, formation dont le nom est une compression des mots « ill » (malade) et « quartet« . Ce groupe qu’on peut voir pour la première fois sur scène dans le cadre du festival Sons d’hiver est composé outre Mike Ladd, de HPrizm (connu aussi sous le nom de High Priest, il est le fondateur du collectif Anti Pop Consortium) aux laptop et claviers, du guitariste Jeff Parker et du batteur David Frazier.
L’album composé dans l’urgence à partir d’improvisations s’articule autour des notions de gain et de perte, hanté par la mort et la maladie. C’est selon Mike Ladd son disque le plus personnel. « Nous étions en train d’enregistrer quand j’ai reçu un coup de téléphone m’annonçant que mon beau-père était en train de mourir à Rome où il était en vacances avec ma mère. J’ai aussitôt sauté dans un avion pour Rome. Fort heureusement, il n’est pas mort car il a pu être soigné à temps. Mais il se trouve que mon vrai père est décédé dans une situation similaire d’un arrêt cardiaque quand j’étais âgé d’un an.
De retour en studio tous les textes que j’ai improvisés sont du coup en rapport avec la famille. Je suis parti de nos ancêtres du côté maternel et en particulier de mon arrière arrière grand-mère et le disque s’est construit comme ça dans l’urgence au fil des improvisations autour de ce thème des origines, de la fragilité humaine, de la proximité et de la distance ainsi que de la vie et de la mort des proches. »
Illtet (Mike Ladd, HPrizm, Jeff Parker, David Frazier), le 5 février à l’Espace culturel André Malraux, le Kremlin-Bicêtre 94270. Dans le cadre du festival Sons d’hiver.
Conférence: Mike Ladd: Rap et poésie, une histoire « post-futuriste », le 8 février à 18h30, Columbia University, 4 rue de Chevreuse Paris 75006.
CD Illtet Gain (Rogueart)
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