« Cosi fan tutte » et « Pelléas et Mélisande », doublé gagnant à Aix
Christophe Honoré présente une version torride de « Cosi fan tutte » de Mozart sous le soleil érythréen, tandis que Kathie Mitchell, très inspirée, offre à « Pelléas et Mélisande » un écrin aux nuances surréelles. Dirigés respectivement par Louis Langrée et Esa-Pekka Salonen, ces opéras constituent deux temps fort du festival d’Aix-en-Provence
Un homme est pendu par les pieds, une jeune fille noire violée devant tous sans que nul ne s’en émeuve, au contraire cela ressemblerait presque à un jeu. Dans ce contexte d’un rapport maître-esclave qui sous-tend jusqu’au bout la représentation, la question « à quelle race d’animaux appartiennent vos belles? » posée par Don Alfonso à ses amis officiers, Ferrando et Gugliemo, est évidemment chargée de connotations. « Ce sont des femmes », répondent-ils sur le même ton léger. Fiancés respectivement à deux sœurs, Dorabella et Fiordiligi, ils sont convaincus d’en être sincèrement aimés. Or selon Don Alfonso, vieux séducteur retiré des affaires, aucune femme ne saurait être fidèle. Ce qu’il entend démontrer à ses jeunes camarades en mettant les belles à l’épreuve.
Faux-semblants
On leur fait donc croire que les deux officiers doivent impérativement partir à la guerre. S’ensuit une scène d’adieu déchirante qui du côté des deux officiers est évidemment jouée. Ils réapparaissent déguisés en mercenaires africains à la peau noire façon blackface dans la tradition américaine des Minstrels Shows. C’est sous cet aspect qu’ils entreprennent de conquérir le cœur des deux sœurs. Ferrando jetant son dévolu cette fois sur Fiordiligi et Gugliemo sur Dorabella. Un quatrième protagoniste intervient dans cette affaire, c’est Despina, la servante des deux sœurs, qui se met au service du manipulateur Don Alfonso.
À ce jeu de faux-semblants, Fiordiligi et Dorabella ne seront pas les seules à se laisser prendre. On a parfois comparé le livret de Da Ponte à du Marivaux, mais ce serait plutôt du côté de Musset que penche cette intrigue – à quoi s’ajoute ici un côté sadien dans la violence des relations que les personnages entretiennent pendant tout le spectacle avec les noirs considérés comme des esclaves ou des objets. Après avoir beaucoup résisté, les sœurs découvrent qu’elles ne sont pas insensibles aux avances – le mot est faible car c’est plutôt d’assauts qu’il s’agit, sans parler des mains baladeuses et même une fausse tentative de suicide au poison – de nos deux gaillards.
Il fait chaud, l’atmosphère lascive invite à l’abandon. Mais le plus important c’est que Ferrando et Guglielmo, dont Christophe Honoré souligne volontiers le machisme un peu falot, se laissent prendre au jeu au point de ne plus le contrôler. Ferrando en pince vraiment pour Fiordiligi ; laquelle continue quelque temps encore de lui résister, tandis que Dorabella est pour sa part ravie de succomber aux charmes de Guglielmo.
Pour couronner le tout, Don Alfonso organise un faux mariage avec signature devant notaire – lequel est interprété par Despina déguisée pour l’occasion. On ne saurait aller plus loin dans la supercherie. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’est annoncé le retour des deux officiers. Les avatars grimés n’ont plus qu’à s’éclipser en douce pour réapparaître sous leur vrai jour. Don Alfonso triomphe: « cosi fan tutte » (« elles font toutes ainsi« ). Sauf que tous ont été piégés dans ce chassé-croisé charmant et cruel révélateur de la complexité de ce qui se trame dans les cœurs et pas seulement les deux jeunes femmes.
Cette traversée des apparences doit évidemment beaucoup à l’interprétation. Le chant ici est inséparable du jeu: ainsi de Lenneke Ruiten en Fiordiligi d’abord naïve puis si émouvante quand elle découvre ses vrais sentiments, de Kate Lindsey ardente et sensuelle en Dorabella ou encore de Sandrine Piau piquante, drôle et si habile à se démultiplier dans le rôle de Despina. Rod Gilfry en Don Alfonso cynique et donneur de leçons garde toujours un relatif détachement. Enfin Nahuel di Pierro donne quelque chose de terrien à son interprétation de Guglielmo tandis que Joel Prieto est un Ferrando plus léger.
À cela bien sûr s’ajoute l’intensité euphorisante d’une musique jouée sur des instruments d’époque par le Barockorchester et qui doit beaucoup à la direction imaginative à la fois fluide, tendue, extrêmement vive et riche en nuances de Louis Langrée.
Pelléas et Mélisande: les forces obscures d’un rêve
De Cosi fan tute à Pelléas et Mélisande, le contraste est total; on passe d’un univers solaire – méditerranéen, ou africain en l’occurrence – au clair obscur d’un monde hanté par les fantômes de l’inconscient. La pièce de Maurice Maeterlinck baigne dans un éclairage tamisé proche du rêve ou du conte fantastique où abondent les allusions à une réalité parallèle agissant en secret sous le masque des apparences.
De ces forces souterraines, Debussy a fait son miel, notamment en effectuant dans la pièce des coupes qui l’allègent de ses redondances pour en tirer ce poème dramatique qui n’aurait sans doute jamais eu le même retentissement sans la musique qui lui est désormais indissolublement liée. Tout commence avec la rencontre entre Golaud égaré dans une forêt obscure et Mélisande qu’il découvre en train de pleurer auprès d’une fontaine. Curieusement cette ouverture a quelque chose d’un recommencement, comme si tout avait déjà eu lieu: la rencontre, le mariage avec Golaud, l’amour pour Pelléas, son jeune frère, et la mort de ce dernier tué par Golaud.
Dans la mise en scène de la Britannique Katie Mitchell la forêt est représentée par un arbre immense qui pénètre à l’intérieur d’une chambre à coucher tandis que Golaud et Mélisande sont assis sur un lit. Un peu plus tôt on y a vu Mélisande seule – l’arbre n’était pas encore apparu. Elle s’apprêtait peut-être à dormir: tout ce qui aura lieu dans le spectacle ne serait alors rien d’autre que son rêve. C’est du moins que ce que suggère la mise en scène.
Cependant ce qui fascine dans la présence incongrue, presque obscène, de cet arbre au milieu d’un intérieur bourgeois, c’est la façon dont un espace spécifiquement naturaliste est physiquement envahi par un univers d’une autre nature – qu’elle soit mentale, mythique ou relevant de l’inconscient. En effet dans ce curieux théâtre d’ombre rien ne se résume exactement à ce que l’on a sous les yeux; des possibilités se profilent comme autant de pistes jamais élucidées. À commencer par Mélisande qui évoque une créature mythique avec sa longue chevelure capable de pendre du haut de la fenêtre d’une tour pratiquement jusqu’au sol.
Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp ont d’ailleurs eu l’idée ingénieuse de dédoubler Mélisande ajoutant encore à l’étrangeté inquiétante du personnage. Elle peut ainsi diner avec Golaud et les siens – après l’avoir ramenée dans son château, celui-ci l’a épousée – tout en effectuant des mouvements aquatiques allongée telle une sirène au pied de la table. De même, on la voit plus d’une fois caresser tantôt Pelléas tantôt Golaud dans des scènes où ces derniers ne sont pas censés être présents ensemble.
Eros et Thanatos
Cette logique de rêve où pulsions érotiques et pensées s’incarnent comme par magie s’appuie là encore sur des jeux d’espaces qui sont aussi des ruptures. On passe en un clin d’œil d’une scène à une autre d’un lieu à un autre. L’escalier vertigineux du château ressemble à une gravure de Piranese. Mélisande en disparaît mystérieusement pour réapparaître en sortant d’un placard dans le salon, évoquant Alice de Lewis Carroll.
On pense parfois aussi à Balthus pour la lumière et l’érotisme diffus imprégné d’enfance dont ce spectacle est baigné et à la fantaisie du cinéaste Guy Maddin dont on imagine ce qu’il pourrait tirer d’un tel livret. Une chose est sûre en tout cas, c’est l’empathie évidente de Katie Mitchell pour cet opéra auquel elle a concocté un écrin absolument enchanteur parfaitement en phase avec l’esprit du compositeur. L’imagerie folle y est d’autant plus efficace qu’elle joue constamment ou presque sur une tension entre naturalisme et onirisme sans jamais basculer tout à fait d’un côté ou de l’autre.
On retrouve cette même incertitude ou oscillation dans la direction exquisément dosée d’Esa-Pekka Salonen qui laisse littéralement respirer la musique comme s’il s’agissait des mouvements d’humeur d’un organisme vivant. Si tout opéra repose sur le chant, celui-ci occupe une place d’autant plus déterminante dans Pelléas et Mélisande que Debussy l’a calqué sur le parlé naturel. Stéphane Degout dans le rôle de Pelléas, Barbara Hannigan dans celui de Mélisande, Laurent Naouri en Golaud, Franz-Josef Selig en Arkel, Sylvie Brunet-Grupposo en Geneviève, Chloé Briot en Yniold et Thomas Dear dans le personnage du médecin tiennent haut la main ce pari de donner chair et souffle à ce qu’Esa-Pekka Salonen décrit comme « un récitatif sans fin », drame intérieur à la fois prégnant et constamment étrange comme une série de visions nées d’une rêverie angoissée hantée par la sexualité et la mort.
Festival d’Aix-en-Provence 2016
Cosi fan tutte, de Mozart, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Christophe Honoré, les 8, 11, 13, 15, 17 et 19 juillet au Théâtre de l’Archevéché
Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy, d’après Maurice Maeterlinck, direction musicale Esa-Pekka Salonen, mise en scène Katie Mitchell les 7, 13 et 16 juillet au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
Festival d’Aix-en-Provence jusqu’au 20 juillet 2016
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