« Congo » 🎭, Faustin Linyekula aux sources d’un pays qui n’existe pas
Le chorégraphe et danseur s’inspire du récit d’Eric Vuillard pour raconter dans un spectacle sobre et intense, à la fois parlé, chanté et dansé, comment le sort de l’Afrique noire s’est noué à la fin du XIXe avec le partage de ce continent entre plusieurs puissances coloniales. Une création dont la beauté âpre bouleverse par sa vérité.
En diagonale un trait lumineux traverse l’obscurité diffuse. Il y a des sacs entassés – marchandises en attente de quelque destination lointaine, en Europe, peut-être, ou en Chine. Il y a aussi une table sur laquelle traîne un sac abandonné. On pourrait être au bord d’un fleuve à la lisière de la forêt quelque part en Afrique équatoriale. La nuit commence à tomber, une chaleur enveloppante imprègne l’atmosphère. Moment propice pour raconter des histoires, même si on n’a pas forcément prévu de se lancer dans des péripéties détaillées.
De fait les mots surviennent en quelque sorte d’eux-mêmes, naturellement comme si l’espace conçu avec soin par Faustin Linyekula les y invitait. La façon dont, en quelques secondes, le chorégraphe installe dans Congo le climat à la fois mental et sensoriel qui va servir de cadre au récit non seulement énoncé, mais aussi chanté et dansé éblouit par son apparente simplicité.
Conçu à partir d’un texte d’Eric Vuillard, ce spectacle créé en mai à Bruxelles lors du Kunstenfestivaldesarts nous plonge au cœur d’un drame très contemporain, celui d’un continent confronté à une situation sociale, économique et politique compliquée, dont l’origine remonte à la fin du XIXe siècle.
Comme le raconte Daddy Monada Kamono, comédien et danseur qui assume le personnage du narrateur, le sort de l’Afrique s’est joué loin de ce continent. C’est en effet à Berlin que, le 15 novembre 1884, à l’initiative du chancelier allemand Bismarck, les puissances européennes mais aussi la Turquie se sont réunies autour d’une table avec à l’ordre du jour un projet de bonne entente pour se partager une partie importante de l’Afrique dans ce que l’on peut décrire comme « la plus grande chasse aux trésors de tous les temps« .
Très vite à la suite de cette première rencontre, les protagonistes vont s’intéresser plus particulièrement à une région précise, le bassin du Congo. Ils tracent des plans, esquissent des territoires définis plus ou moins arbitrairement, rêvent aux richesses qu’ils s’apprêtent à exploiter. Dans le fond du plateau, Daddy Monada Kamono, mais aussi Faustin Linyekula et à ses côtés la chanteuse, comédienne et danseuse Pasco Losanganya lèvent les bras, mains en l’air comme s’ils étaient braqués par une arme.
Bientôt Faustin Linyekula danse dans le halo lumineux qui traverse la scène tandis qu’un sac sur l’épaule Daddy Monada Kamono poursuit le récit de la mise en coupe franche de la région par le Royaume-Uni, La France, l’Allemagne et la Belgique. Au centre du plateau, un cercle lumineux évoque autant une clairière qu’une cible. La table sur laquelle ils mettent le couvert devient la fameuse table du palais Radziwill à Berlin où le gâteau africain a été partagé.
En fait de gâteau, c’est plutôt de chair humaine qu’il s’agit comme le suggère la présence des trois danseurs debout sur la table. Des lignes frontalières sont dessinées sur le dos et le ventre de Pasco Losanganya. L’Afrique est un corps humain que l’on s’apprête à dépecer. Elle chante en langue Mongo des motifs répétitifs. Plus tard ils danseront tous les trois en riant – un rire étrangement mélancolique avec en même temps des accents sarcastiques. Peut-être parce que vient d’être évoquée la figure de Léopold, roi des Belges, lequel a personnellement bénéficié de l’exploitation des sols et du sous-sol africain au mépris des vies humaines.
Caoutchouc et mains coupées
Une brume teintée de rouge envahit le plateau, lumière crépusculaire d’un soleil couchant équatorial, mais aussi rappel du sang versé pour le profit des exploitants européens – qu’il s’agisse des mines ou des plantations, en particulier d’hévéas. À plusieurs reprises les danseurs tombent sur les sacs comme d’épuisement. Un peu plus tôt sur un écran, on a vu la pirogue d’Henry Morton Stanley remonter le fleuve Congo. Stanley, le célèbre explorateur, appointé par le roi Léopold, dont les rapports alléchants sur les richesses potentielles de cette région du monde ont joué un rôle décisif dans la décision de les exploiter.
Stanley achète à tout va des terres au profit de Léopold. C’est le début d’une colonisation sans vergogne particulièrement cruelle. Avec la création d’un pays, qui en réalité n’existe pas. « Le Congo, ça n’existe pas. Il n’y a qu’un fleuve et la grande forêt. Ça fait quatre-vingt fois la Belgique et même quatre-vingt fois rien, ça finit par faire quelque chose. »
La ressource principale, c’est le caoutchouc, qui loin de faire le bonheur des populations locales devient une malédiction. Car cette exploitation intensive se fait sous la menace d’aventuriers sans scrupule, prêts à tout pour s’enrichir le plus vite possible. Parmi eux Léon Fiévez, sans doute le plus impitoyable. On dit qu’il inspira le personnage de Kurtz dans le roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. De Fiévez, le conteur nous dit avec les mots d’Eric Vuillard qu’il fut « une sorte de roi. Un roi au milieu des lianes exploitant un peuple de fantômes ». Il ajoute: « Son dégoût est plus épais que le fleuve Congo, plus venimeux que les petits serpents de la forêt, plus affreux que le visage des cadavres. »
Pour punir ceux qui selon lui ne récoltaient pas assez de caoutchouc, Fiévez ordonne qu’on leur coupe les mains. C’est le début d’une folie meurtrière. Une fois, en une journée, 1308 mains droites sont apportées à Fiévez. Impossible de se faire une idée de toute l’horreur que de telles pratiques signifient mais quand apparaissent à l’écran des photos d’enfants aux mains coupées le cœur vous remonte jusque dans la gorge. Et cela de façon d’autant plus troublante qu’est posée la question de savoir ce qu’on a bien pu faire de toutes ces mains.
C’est alors que les réponses suggérées par le narrateur nous ramènent au présent et à l’exploitation qui continue de plus belle, même si c’est sous d’autres formes, de tant de pays – et pas seulement le Congo – qu’on n’appelle même plus « en voie de développement« . Des mains dont le narrateur nous dit que, peut-être, on en fait « des semelles, ou des préservatifs, ou des smartphones ou des batteries de voitures électriques… »
En s’inspirant du récit d’Eric Vuillard pour le mettre en situation dans l’espace du plateau, devenu à la fois un espace mental et le lieu possible d’une veillée africaine où l’on entend raconter des histoires anciennes avec des chants et des danses et cela en s’appuyant sur une très efficace simplicité formelle, Faustin Linyekula signe un spectacle d’autant plus réussi qu’il renoue avec la tradition des conteurs de son pays tout en étant résolument contemporain.
Congo, de et par Faustin Linyekula, d’après Eric Vuillard
avec Daddy Moanda Kamono, Faustin Linyekula et Pasco Losanganya
création sonore Franck Moka, Faustin Linyekula, création lumière Koceila Aouabed
> 20 au 23 novembre au théâtre des Abbesses, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
> 27 au 30 novembre au Théâtre de Vidy, Lausanne (Suisse)
> 4 au 6 décembre au HAU Berlin (Allemagne)
> 21 janvier 2020 au Parvis, Tarbes
> 24 et 25 janvier au Théâtre Garonne, Toulouse
> 1er et 2 février au Manège, Reims
> 5 et 6 février à La Vignette, Montpellier
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