Bruxelles, Kunstenfestivaldesarts: voyage en mémoire, intime et collectif
Une programmation cohérente où domine une réflexion sur le temps et les fantômes qui hantent la mémoire. En témoignent « Hearing » de l’Iranien Koohestani, « Time’s Journey Trough a Room » du Japonais Okada et « Memorandum », exposition consacrée au cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul dont on découvre l’œuvre plastique.
Hearing, dernière création du dramaturge et metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani suggère une multiplicité de pistes possibles liées tout d’abord au fait que nous n’entendons pas les questions auxquelles répond la jeune fille – avec cet effet particulièrement troublant que le spectateur occupe malgré lui la place de celui ou celle qui mène l’interrogatoire. L’atmosphère de tension, d’angoisse, de suspicion se précise par petites touches. On comprend que l’interrogateur est une femme. Elle estime que sa confiance a été trahie. Une faute grave aurait été commise. Il y a en tout cas eu délation.
L’affaire se passe dans un internat de jeunes filles. Lieu hautement protégé où il est impensable qu’un homme puisse entrer sans autorisation. Or justement une des filles aurait entendu dans la chambre attenante à la sienne des bruits suspects. Sa voisine aurait reçu un garçon. Elle s’appelle Neda en référence à la jeune femme tuée par la police lors des manifestations de 2009 à Téhéran.
Palimpseste
Fin dramaturge, Koohestani suggère que la vraie faute dans cette histoire, c’est la dénonciation. Comme souvent dans ses spectacles, il cultive l’art subtil de dire plusieurs choses à la fois; le plus important étant souvent dissimulé sous une apparence trompeuse. Ce qui se passe sur le plateau relève d’une temporalité diffuse que l’on dirait exhumée du plus profond de la mémoire. On traverse différentes couches de significations comme si l’on déchiffrait les états successifs d’un palimpseste opérant des allers-retours entre passé et présent. Dans ce halo flou, le souvenir déformé par les années prend une allure onirique. Certaines scènes se reproduisent nuancées de légères variantes; avec à chaque fois l’allusion récurrente au fait qu’une des étudiantes ne peut pas venir témoigner.
Découvert par le public européen avec Dance on Glasses, un de ses premiers spectacles au début des années 2000, Amir Reza Koohestani invente un théâtre dont la poésie est d’autant plus prenante qu’elle sait trouver le ton adéquat pour rendre compte de la réalité iranienne contemporaine. À cet égard Hearing qu’on a pu notamment découvrir en septembre 2015 au Festival Actoral à Marseille et que l’on peut voir en ce moment dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles avant son passage au prochain festival d’Avignon est une des créations les plus accomplie et sensibles du dramaturge, une méditation profondément émouvante sur la mort, sur l’absence et sur ce qui aurait pu être.
Catastrophes
Le fait que ce spectacle soit programmé dans le cadre de cette vingt-et-unième édition du festival bruxellois est d’autant plus remarquable qu’il côtoie d’autres œuvres qui abordent des thèmes comparables. On pouvait notamment y découvrir Time’s Journey Through a Room, dernière création du dramaturge et metteur en scène japonais Toshiki Okada. De même que Koohestani évoquait les manifestations de 2009 en Iran et la mort de Neda, ce « voyage dans le temps » renvoie au tremblement de terre et au tsunami de mars 2011 au Japon.
Cette catastrophe marquée par l’accident nucléaire de Fukushima, dont le pays ne s’est pas encore entièrement remis, était déjà au cœur de Ground and Floor, spectacle créé au Kunstenfestivaldesarts en 2013. Pour la première fois Okada y mettait en scène une relation entre les vivants et les morts renouant avec une longue tradition japonaise à laquelle il avait jusque-là volontairement tourné le dos.
Dans Time’s Journey Through a Room le tremblement de terre n’est pas seulement la marque d’une rupture, il apparaît aussi de façon on ne peut plus paradoxale comme le signe d’un renouveau. Le spectacle met en scène un homme et deux femmes. L’une d’elles parle de son sentiment de bonheur dans les jours qui ont suivi la catastrophe. Elle se souvient de ce qui s’est passé juste avant la première secousse. Elle était avec son époux dans leur appartement. Les petits travers de la vie de couple, le fait que son mari se soit allongé sur le canapé alors qu’elle aurait aimé s’y reposer elle aussi, tous ces petits détails ont été balayés en clin d’œil. Il n’est resté que l’essentiel, leur amour et un espoir puissant en l’avenir.
Le temps ralenti est rythmé à la fois par des bruits hypnotiques comme le frottement d’une pierre qui tourne sur une platine, un glouglou d’eau qui s’écoule et par le clignotement irrégulier d’une ampoule. L’effet général est d’autant plus fort que le mari, assis dos au public pendant que la femme évoque sa confiance absolue dans l’avenir, ne prononce pas un mot. Sur le seuil de leur appartement se tient une autre femme. Au début du spectacle, elle a annoncé son entrée prochaine dans la vie de l’homme qu’on voit de dos. Cela semble impossible ou contradictoire à moins d’un clash violent. Mais c’est tout le contraire car Okada entretisse avec une rare délicatesse plusieurs temporalités, plusieurs plans de réalité.
Embrassant dans un même regard les vivants et les disparus, il réussit ce tour de force étonnant non seulement de faire parler une morte, mais de lui faire parler d’espoir et d’avenir. Tout ça dans un langage épuré à l’extrême servi par le jeu extraordinairement efficace des comédiens dont la gestuelle légèrement stylisée suggère la complexité des sentiments avec un tact infini.
À sa façon Okada invente une écriture du désastre dont l’impact est d’autant plus désarmant que son dialogue entre les vivants et les morts esquisse une perspective aussi fascinante que déconcertante dans sa capacité à projeter sur l’existence une lueur étrangement bienveillante, à la fois douce et crépusculaire.
Immersion mélancolique
Au tout début de Time’s Journey Through a Room, une des actrices demande au public de fermer les yeux comme pour le faire pénétrer dans une dimension parallèle. De même dans Memorandum, exposition présentant une série d’installations vidéo, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul nous montre les visages en gros plan de dormeurs. « Pour moi dormir est comme aller au cinéma », explique-t-il dans le programme accompagnant cette rétrospective de son œuvre de cinéaste expérimental. Connu d’abord pour ses films, dont Oncle Boonmee, celui,qui se souvient de ses vies antérieures – palme d’or à Cannes en 2010 – , Weerasethakul présente ici ce qu’il appelle ses « journaux intimes en mouvement« .
Situé dans le sous-sol du cinéma Galeries, l’exposition se présente comme un voyage dans le temps, une immersion mélancolique dans un univers entre deux eaux en quête d’un regard qui aurait retrouvé l’émerveillement de l’enfance où dans l’indifférenciation entre veille et sommeil, le réel est transfiguré par la vision poétique. Entre jeu d’ombres et transparence, un monde magique se révèle où les vivants cohabitent avec les fantômes, un monde comme une toile où se projettent des fragments de récits qui ont leur source dans les rêves. Disposées dans l’obscurité de deux longues galeries parallèles, les œuvres se font écho et, au fur et à mesure qu’on arpente les lieux pour revenir à l’une ou à l’autre, finissent par constituer un tout cohérent qui offre un aperçu essentiel sur la démarche du cinéaste.
Apichatpong Weerasethakul est d’ailleurs particulièrement à l’honneur cette année au festival puisque une rétrospective de ses films est aussi programmée et que surtout on peut voir pour la première fois en Europe Fever Room, œuvre utilisant la machinerie des arts de la scène pour nous faire entrer en contact avec ce qu’il considère comme l’espace originel d’où ruissellent les images aussi bien du cinéma que du théâtre, à savoir la caverne. Il s’agit là encore d’immerger le spectateur dans une chambre obscure où se trame un maelström de visions et de sensations à mi-chemin entre réalité et fiction.
Kunstenfestivaldesarts, jusqu’au 28 mai à Bruxelles
KunstenFestivalDesArts 2016
Du 6 au 28 mai 2016 dans différents lieux à Bruxelles.
21e édition du Kunstenfestivaldesarts qui se déroule chaque année au mois de mai et qui s’étale sur 3 semaines durant lesquelles des dizaines de théâtres et de centres d’arts bruxellois ouvrent leurs portes au public. Au programme : des créations scéniques d’artistes francophones et néerlandophones, belges et internationaux.
Conçu depuis son origine comme un projet bilingue, le Kunstenfestivaldesarts veut encourager, grâce à l’art pris dans son sens le plus large, le dialogue entre les communautés présentes dans la ville.
Hearing, de et par Amir Reza Koohestani, du 23 au 26 mai au Palais des Beaux Arts, Bruxelles. Puis du 21 au 24 juillet au festival d’Avignon.
Time’s Journey Through a Room de et par Toshiki Okada du 6 au 12 mai à Bruxelles, puis en septembre à Marseille dans le cadre du festival Actoral et du 23 au 27 septembre au théâtre de Gennevilliers (92), dans le cadre du festival d’Automne à Paris.
Memorandum (exposition) de et par Apichatpong Weerasethakul, jusqu’au 28 mai au Cinéma Galeries, Bruxelles.
Fever Room, de et par Apichatpong Weerasethakul du 21 au 25 mai au KVS-BOL, Bruxelles
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