🎭 Théâtre. À Bruxelles, les propositions engageantes du « Kunstenfestivaldesarts ».
De « Yo dibujo. Vos escribas », par Federico Leon, à « Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum », de François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant, en passant par « Pleasant Island » de Silke Huysmans et Hannes Dereere, cette nouvelle édition du festival bruxellois, avec à sa tête trois nouveaux directeurs, démarre en beauté.
Yo Dibujo. Vos escribas.
Que se passe-t-il? Où somme-nous? Difficile à dire. Il y a ce joueur de bonneteau qui, dirait-on, reproduit incessamment la même martingale. Il y a ces deux hommes qui font voler des balles de ping-pong avec l’air chaud d’un tuyau d’aspirateur; après elles retombent dans le meilleur des cas dans des coupes à champagne, mais beaucoup roulent sur le sol. Il y a ce saxophoniste qui déambule en reprenant régulièrement le thème de Saint Thomas, immortalisé par Sonny Rollins. Il y a cet homme qui dresse une structure fragile avec des pièces de bois avant de la laisser s’affaisser.
Il y a cette table où se concentrent des joueurs d’échec face à un champion censé leur damner le pion. De temps à autre il mange une pièce comme si elle était en chocolat. Il y a ce mini panneau de basket où s’exercent quelques amateurs. Ce panneau est doté d’un dispositif qui renvoie les balles. Parfois un quidam tire dessus des projectiles avec un fusil à air comprimé pour toucher une cloche. Il y a un réfrigérateur dont la porte ouverte révèle le contenu, du fromage que régulièrement une enfant vient dérober. Il y a cet homme assis à une table qui écrit toujours les mêmes phrases. En face de lui trois autres hommes dessinent. Il y a ce bassin dans lequel on ne cesse de jeter une baudruche représentant un justicier masqué.
Le public déambule déconcerté au milieu de tous ces événements dont la simultanéité évoque une atmosphère de rêve. En suscitant cet état de perplexité, Federico Leon, auteur et metteur en scène argentin de ce Yo escribo. Vos dibujas. (J’écris. Tu dessines.), a déjà réussi son coup puisque nous ne savons plus vraiment où nous sommes et qu’aucune explication plausible ne vient à notre secours dans ce qui ressemble furieusement à un rébus.
Humour délicieux
Peut-être après tout que ce spectacle n’existe pas. Nous avons seulement cru y assister. C’est le genre de chose qui arrive dans les rêves… Et dans les récits d’Adolpho Bioy Casares où il n’est pas rare que les héros découvrent que, derrière la trame de la réalité, une autre réalité se dissimule. Un univers parallèle légèrement décalé où les rapports de causalité sont quelque peu confus et dont la relation improbable avec le notre induit un sentiment de possibilités infinies mais aussi de menace et finalement de chaos angoissant. Des officiants circulent dans la salle avec à la main des liasses de papiers qu’ils distribuent au public. Ces feuilles criblées d’inscriptions censées nous éclairer ne font en fin de compte qu’entretenir un peu plus la confusion tout évoquant de possibles explications à venir. Il y a aussi ces lettres inscrites sur les balles de ping-pong, A, M, R, T, qui invitent à décrypter un message. En particulier le mot « trama », qui n’apporte pas grand-chose sinon l’idée que quelque intrigue se trame.
Au milieu de tous ces événements comme autant d’actions qui se perpétuent avec de légères variations, la tentation est grande de chercher des coïncidences, d’interpréter, de mettre en relation ce qui en apparence n’en a aucune. Une piste est bientôt offerte avec l’invitation faite au public à se rendre dans un autre espace pour écouter une astrologue. Dans cette deuxième partie du spectacle, nous sommes assis face à une femme, c’est l’astrologue annoncée, qui commence par nous raconter un rêve.
Avec un humour délicieux, dont seuls, sans doute, les Argentins sont capables, elle nous entraîne dans un récit méandreux où il est beaucoup question de « synchronicité », notion clef visiblement de sa démonstration. Cette idée de mettre en rapport des événements, des hasards, apparemment sans relation est une invitation à « poétiser » le monde qui rappelle évidemment les surréalistes et le plus connu d’entre eux André Breton.
Celui-ci écrit dans Les Vases communicants: « On finira bien par admettre en effet que tout fait image et que le moindre objet auquel n’est pas assigné un rôle symbolique est susceptible de figurer n’importe quoi. L’esprit est d’une merveilleuse promptitude à saisir le rapport qui peut exister entre deux objets pris au hasard. » Et toujours dans le même livre, il affirme: « Il y a toutes sortes de moyens de connaissance et certes l’astrologie pourrait en être un, des moins négligeables, à condition qu’y soient contrôlées les prémisses et qu’y soit tenu pour postulat ce qui est postulat. » Reçu cinq sur cinq par Federico Leon dont ce spectacle aussi drôle que désarçonnant constitue une merveilleuse et fort amusante illustration.
Cette création était présentée pour la première fois sur une scène européenne aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts désormais piloté par trois nouveaux directeurs, Sophie Alexandre, Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi. Avec eux ce festival au carrefour des disciplines, mêlant théâtre, danse, performances, arts plastiques et cinéma où l’on peut découvrir des artistes venus du monde entier poursuit plus que jamais son œuvre de défricheur.
Pleasant Island
C’est ainsi qu’après l’immersion dans les opérations divinatoires déstabilisantes de Federico Leon, on mettait derechef le cap vers l’hémisphère sud quelque part au milieu de l’océan Pacifique avec Pleasant Island, un spectacle d’un genre radicalement différent signé Silke Huysmans et Hannes Dereere. Si le titre de cette création mettant très habilement en scène un reportage effectué dans l’île de Nauru située au nord-ouest de l’Australie évoque un lieu paradisiaque, la réalité est d’un tout autre ordre.
Outre Pleasant Island, Nauru est affublée de surnoms moins plaisants tel Birdshit Island (l’île de la fiente) ou Mute Island (l’île muette). De quoi faire oublier que jusqu’au XIXe, cette île de quatre kilomètres carrés était un lieu verdoyant dont les habitants vivaient en toute tranquillité de la pêche. Silke Huysmans et Hannes Dereere y ont séjourné pendant l’été 2018. Ils sont présents sur le plateau, chacun avec un smartphone à la main dont les deux écran sont reproduits en grand. Ils n’ont pas eu l’autorisation de filmer les habitants – dont les visages sont au mieux floutés et dont on entend seulement les voix – et ont dû prouver qu’ils n’étaient pas journalistes mais artistes de théâtre pour obtenir un visa touristique.
La façon dont ils exhibent tout au long du spectacle les technologies – effets sonores et visuels, répertoires et autres graphiques – intégrées dans leurs téléphones donne à ce reportage théâtral une touche « fait maison » d’autant plus ingénieuse que cet appareil y joue un rôle déterminant. Alors que des images de l’île défilent sur les écrans apparaît soudain un mur avec ce graffiti: « On ne quitte sa patrie que si sa patrie est la gueule d’un requin. »
Cela fait écho aux remarques des autochtones comme quoi ils ne partiraient de leur île pour rien au monde. Mais ce qu’on ne sait pas encore, c’est que pour certains de ses habitants, cette île est bel et bien la « gueule d’un requin ». À la fin des années 1960, Nauru qui vient d’acquérir son indépendance est un des pays les plus riches du monde. Cette fortune vient des mines de phosphate exploitées par les Britanniques puis les Australiens et les Néo-zélandais depuis le début du siècle.
Un constat sans appel
Aujourd’hui, il ne reste plus rien de cette richesse sinon un espace dévasté rendu stérile par la surexploitation. Tout ce qui est consommé dans l’île, nourriture, vêtements, etc. provient de l’extérieur. La seule ressource consiste désormais en subventions du gouvernement australien qui a fait de Nauru un centre d’accueil pour réfugiés. On voit à l’écran le Premier Ministre australien qui s’adresse à la télévision aux migrants: « Ne venez pas en Australie, on vous enverra à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. »
Les réfugiés interviewés comparent l’île à une prison à ciel ouvert au milieu de l’océan. « Tu peux crier, personne ne t’entend« , dit l’un d’eux. Leur unique lien avec le reste du monde, c’est leur smartphone.
Bientôt on voit à l’écran une image Google Earth de la planète qui zoome sur le minuscule point qu’est Nauru. Un nouvel espoir est apparu sous la forme d’une entreprise, DeepGreen Inc., qui propose à présent d’exploiter les fonds marins. Pas vraiment des philanthropes donc.
C’est sur cette note peu optimiste que se conclut ce voyage au sein d’un paradis devenu un terrain vague où parquer des hommes et des femmes dont personne ne veut entendre parler. Pour Silke Huysmans, l’histoire de Nauru est emblématique du destin de notre planète. Un constat sans appel qu’elle résume dans ce spectacle aussi alarmant que sensible et impeccablement construit d’une formule accablante: « Là-bas, on croirait voir le futur. »
Aujourd’hui, il ne reste plus rien de cette richesse sinon un espace dévasté rendu stérile par la surexploitation. Tout ce qui est consommé dans l’île, nourriture, vêtements, etc. provient de l’extérieur. La seule ressource consiste désormais en subventions du gouvernement australien qui a fait de Nauru un centre d’accueil pour réfugiés. On voit à l’écran le Premier Ministre australien qui s’adresse à la télévision aux migrants: « Ne venez pas en Australie, on vous enverra à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. »
Les réfugiés interviewés comparent l’île à une prison à ciel ouvert au milieu de l’océan. « Tu peux crier, personne ne t’entend« , dit l’un d’eux. Leur unique lien avec le reste du monde, c’est leur smartphone.
Bientôt on voit à l’écran une image Google Earth de la planète qui zoome sur le minuscule point qu’est Nauru. Un nouvel espoir est apparu sous la forme d’une entreprise, DeepGreen Inc., qui propose à présent d’exploiter les fonds marins. Pas vraiment des philanthropes donc.
C’est sur cette note peu optimiste que se conclut ce voyage au sein d’un paradis devenu un terrain vague où parquer des hommes et des femmes dont personne ne veut entendre parler. Pour Silke Huysmans, l’histoire de Nauru est emblématique du destin de notre planète. Un constat sans appel qu’elle résume dans ce spectacle aussi alarmant que sensible et impeccablement construit d’une formule accablante: « Là-bas, on croirait voir le futur. »
Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum
Après cette vision forcément choquante de la réalité contemporaine, il y a presque une forme de réconfort à s’attarder auprès de François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant qui dans Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum nous convient à un recueillement méditatif dans l’église des Brigittines sous le signe du mystère et de la beauté de l’œuvre écrite et composée par Hildegarde de Bingen (1098-1179).
Passionnés depuis longtemps par cette religieuse bénédictine, mystique, femme de lettres et compositrice, ils ont passé ensemble plusieurs années à déchiffrer les deux manuscrits du douzième siècle où est consignée l’intégralité des œuvres musicales qui lui sont attribuées. Curieusement l’impression dominante en écoutant dans une semi pénombre les premières notes jouées par Marie-Pierre Brébant sur une bandura, instrument ukrainien entre luth et harpe, tandis que s’élève doucement la voix de François Chaignaud, c’est de se retrouver soudain sur les bords du Gange.
Le fait que tous deux soient vêtus seulement d’un pagne, le corps tatoué et leurs longs cheveux relevés sur la tête, n’est évidemment pas pour rien dans ce sentiment. Mais la musique elle-même avec ses notes tenues a paradoxalement des accents orientaux qui suggèrent une idée peu conventionnelle du Moyen Age.
S’appuyant sur une mise en scène très sobre mais impeccablement pensée, cette immersion dans les « harmonies célestes » d’Hildegarde de Bingen, loin d’être purement cérébrale, joue beaucoup sur la présence physique des deux officiants. Il se passe à la fois quelque chose entre eux – de l’ordre d’une complicité profonde qui touche à la tendresse quand ils s’enlacent tout en continuant, lui à chanter, elle à pincer les cordes de son instrument, ou encore quand ils mêlent leurs voix – mais aussi, bien sûr, avec le public.
Car la beauté prenante de cette incursion singulière dans un corpus musical et des textes poétiques vieux de mille ans doit beaucoup à la façon dont elle est tout simplement vécue dans le temps même de la représentation. Cette musique, ce chant, la présence des corps induisent une temporalité particulière qui en soi est déjà une expérience, aussi bien pour eux que pour ceux qui les entourent.
Respiration
Précisons qu’il n’y a pas de division entre scène et salle. Seulement une estrade sur plusieurs niveaux au centre de la nef où Marie-Pierre Brébant est le plus souvent assise. Dans cet espace qui ressemble à l’intérieur d’une grotte faiblement éclairée naissent des figures étranges. Car François Chaignaud danse aussi, bien sûr. Il passe au milieu du public, longe les murs de l’église.
On se dit alors que rien ou presque n’est impossible sitôt que le corps ne fait plus qu’un avec la musique par le biais de la respiration. De là sans doute la liberté charmante de cette interprétation dans laquelle on peut légitimement voir le fruit d’une rencontre heureuse avec une figure mal connue du passé. Car en fin de compte ce qu’évoque de façon évidente cette vision très contemporaine mais aussi curieusement intemporelle d’une œuvre du Moyen Age, c’est qu’elle est une respiration.
Tout ici passe par le souffle et la danse elle-même du coup se fait souffle à son tour. C’est peut-être là que réside la vocation profonde de la musique comme des poèmes composés par Hildegarde de Bingen; à savoir de nous mettre en contact avec une forme de souffle à la fois apaisant et libérateur. En ce sens, ce spectacle aussi personnel que singulier a atteint son but.
Kunstenfestivaldesarts jusqu’au 1er juin à Bruxelles (Belgique)
Yo Dibujo. Vos escribas. de et par Federico Leon
> 10 au 13 juin à Bruxelles (Belgique)
Pleasant Island, de et par Silke Huysmans et Hannes Dereere
> 20 et 21 mai au ntGhent, Gand (Belgique)
> 7 au 9 août à Ostende (Belgique)
> 24 et 25 septembre à Amsterdam (Pays-Bas)
Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum, d’après Hildegarde de Bingen par François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant
> 29 mai au 2 juin à Vienne (Autriche) dans le cadre du Wiener Festwochen
> 3 au 7 septembre à Genève (Suisse) dans le cadre de La Bâtie
> 3 et 4 octobre à Strasbourg dans le cadre du festival Musica
> 9 au 17 novembre à la MC 93, Bobigny
> 7 au 9 décembre Les Deux Scènes, Scène nationale de Besançon, Besançon
► Sortir avec desmotsdeminuit.fr
► nous écrire: desmotsdeminuit@francetv.fr
► La page facebook desmotsdeminuit.fr Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications
► @desmotsdeminuit
Articles Liés
- 🎭 Anouk Grinberg et Nicolas Repac; Patrick Laupin: L'art brut, l'autisme: “Les langagières 2019” au TNP: #582
Nous voici aujourd'hui dans une radicale étrangeté, celle de l'Autre, qu'il soit l'enfant autiste ou…
- Stanislas Nordey: la fièvre irrémédiable du texte et de la scène #579
À l'origine de Stanislas Nordey, une comédienne et un cinéaste. Dans l'actualité de l'actuel directeur…
- "Passion" de Ryûsuke Hamaguchi: l'empire des sens 🎬
Fragilité de l'amour face aux vertiges du désir. Un premier long-métrage, qui déjà révèle les…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202053610Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...