🎭 « GRANMA. Les Trombones de la Havane », Stefan Kaegi donne la parole aux petits-enfants de la révolution cubaine
Richement documentée, cette incursion dans l’histoire contemporaine de l’île confronte dans un double mouvement le regard porté par quatre petits-enfants sur les mythes et réalités – parfois grinçantes – de la révolution castriste avec l’expérience de leurs grands-parents, qui en ont été non seulement les témoins, mais aussi les acteurs.
Le théâtre n’est pas leur métier ce qui ne les empêche pas d’évoluer sur la scène comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. Milagro, Daniel, Christian et Diana sont nés à Cuba dans les années 1980 et 1990. Dans GRANMA, les trombones de La Havane, dernier spectacle de Stefan Kaegi du collectif germano-suisse Rimini Protokoll en partenariat avec le Laboratoire Théâtral d’Expérimentation Sociale (LEES) à La Havane, ils reviennent sur soixante ans de révolution cubaine à travers l’évocation de leurs grands-parents qui ont en commun d’avoir vécu, et même pour certains participé, à la prise du pouvoir par Fidel Castro en 1959.
C’est donc par le biais d’un double regard sur l’histoire des soixante dernières années que Stefan Kaegi aborde dans ce spectacle non seulement les mythes et promesses de la révolution castriste mais aussi ses effets sur la réalité contemporaine de l’île. En donnant ainsi la parole à de jeunes Cubains, ce metteur en scène suisse qui s’est fait une spécialité de mêler étroitement théâtre et documentaire dans des spectacles dont les esthétiques varient en fonction des sujets abordés offre une perspective d’autant plus intéressante sur notre histoire contemporaine qu’elle balaie pas mal d’idées reçues.
Utopies
Destination touristique de plus en plus prisée, Cuba véhicule, on le sait, son lot de clichés comme en témoigne la remarque lancée avec un zeste d’ironie à l’attention du public par Milagro: « Vous aimez projeter vos idéaux abandonnés sur une île tropicale« . Milagro n’est pas dupe. La grand-mère de sa grand-mère était une esclave arrivée de la Jamaïque. Elle-même a fait des études d’histoire et envisage de devenir chercheuse ou enseignante. Elle croît en l’avenir. « Moi, j’ai encore des utopies« , dit-elle fièrement. Elle explique aussi qu’elle a toujours vécu dans la même maison que sa grand-mère Nidia (1938 – 2009) qui était couturière.
Sur le plateau, il y a une vieille machine à coudre d’où dépasse un long tissu blanc. Milagro a revêtu la robe de sa grand-mère. Assise à la machine, elle explique: « Je ne sais pas coudre. Mais coudre, c’est comme écrire l’histoire« . Sur le tissu des dates sont inscrites: la chronologie de Cuba de l’élection de Fulgencio Batista à la présidence en 1940, jusqu’à aujourd’hui. Un fil rouge récurrent qui s’entremêle au cours du spectacle avec d’autres motifs, comme cette histoire de l’orchestre dans lequel jouait Nicolas (1926 – 2005), le grand-père de Diana, qui a accompagné l’armée cubaine sur différents fronts, en Angola, en Syrie, en Ethiopie… Diana quant à elle joue du trombone, c’est une musicienne professionnelle.
Au sein du spectacle, elle monte une formation avec les trois autres que l’on voit se perfectionner progressivement. Un des aspects les plus convaincants de GRANMA, les trombones de La Havane, c’est de voir comment le passé évoqué par ces petits-enfants de la révolution n’est jamais source ni d’amertume ni de nostalgie, mais est vécu simplement comme un héritage dont il s’agit de tirer les leçons.
Et même si les quatre protagonistes n’ont pas forcément le même point de vue à cet égard, tous rêvent d’une société meilleure, au-delà des errements, de la répression et autres vicissitudes des années Castro. En témoigne l’intervention de Rufino (né en 1942), le grand-père de Christian. Il a été filmé à La Havane, on le voit sur un écran comme s’il s’adressait à nous en direct. Chacune de ses allocutions commence par des expressions amusantes du style « Cher public à l’étranger » ou « Vous qui vivez sous le capitalisme« , qui en disent bien plus long que le seul charme rétro qui en émane.
Rufino était soldat dans l’armée cubaine, il a combattu notamment en Angola. Il a aussi appris à son petit-fils comment on joue au base-ball, en lui expliquant: « Avec cette batte tu peux combattre tout le mal qui arrive« . Régulièrement pendant le spectacle, Christian conjure le mal en envoyant à coups de battes des bouteilles en plastique vers la salle.
On connaît Cuba pour ses belles voitures des années 1950 entretenues avec soin pendant des décennies et aussi rutilantes que si elles sortaient tout juste de l’usine. Au cours des recherches avec les comédiens pour le spectacle, une foule d’objets a été exhumée. Des objets qui en disent long sur l’histoire de Cuba. Outre la machine à coudre déjà mentionnée, il y a les médailles militaires de Rufino. Il y a aussi le peigne « chauffé » utilisé par les femmes d’origine africaine comme la grand-mère de Milagro pour se lisser les cheveux. Il y a une lampe à pétrole bricolée avec un tissu introduit en guise de mèche dans un tube dentifrice indispensable pour pallier aux nombreuses coupures de courant.
Portrait plutôt optimiste
Il y a aussi le catalogue que Daniel a hérité de son grand-père où des objets confisqués par les révolutionnaires ont été répertoriés afin d’être vendus aux enchères. On y trouve notamment un étui contenant sept lames de rasoir – une pour chaque jour de la semaine – ayant appartenu à Batista. Faustino (1920-1992), le grand-père de Daniel, était un compagnon de route de Fidel Castro. Après la prise du pouvoir par les révolutionnaires, il a créé le Ministère du Recouvrement des Biens Mal Acquis, dont le rôle était de confisquer tout ce qui appartenait, maisons, propriétés foncières et autres objets de valeur aux partisans de Batista.
Avec le temps, Faustino a été écarté du pouvoir. Nommé ambassadeur en Bulgarie en 1976, il finira comme responsable des ordures municipales. Parmi les archives, Daniel a trouvé le texte d’une allocution prononcée par son grand-père lors d’un hommage au héros national cubain José Marti (1853-1895). Dans ce discours, confronté à un dilemme entre ses convictions personnelles et la ligne officielle, Faustino n’a pas réussi à trancher entre la position marxiste et ses convictions personnelles qui penchent du côté de José Marti.
Le petit-fils lui reproche d’avoir triché en n’exposant pas sincèrement sa pensée. Il aurait pu faire entendre ce discours sur scène, mais comme il n’assume pas la position biaisée de son grand-père, il s’y refuse. Daniel est le plus critique des quatre petits-enfants. Il explique que si leurs grands-parents ont fait la révolution, leurs parents en revanche n’ont rien fait. C’est donc à eux, les petits-enfants, qu’il revient à présent d’assumer l’avenir de l’île.
Impossible de savoir de quoi cet avenir sera fait alors que Donald Trump veut renforcer l’embargo états-unien sur Cuba. Une chose est sûre c’est qu’à voir et entendre ces héritiers paradoxaux de la révolution castriste, c’est un portrait plutôt optimiste et dynamique de la jeunesse cubaine que présente Stefan Kaegi avec ce spectacle.
Car malgré leurs récits et leurs points de vue divergents ce qui caractérise ces jeunes gens, c’est le regard déterminé et relativement confiant qu’ils portent sur l’avenir. Sans oublier de rappeler, comme le remarque l’un d’eux, que contrairement à ce qu’on leur a enseigné à l’école: « L’histoire n’est pas écrite par des héros et des martyrs. L’histoire est écrite par ceux qui la vivent . »
GRANMA, les trombones de La Havane, de et par Stefan Kaegi Rimini Protokoll
avec Milagro Alvarez Leliebre, Daniel Cruces-Pérez, Christian Paneque Moreda, Diana Sainz Mena
- 18 au 23 juillet à Avignon, Festival d’Avignon
- 4 au 8 décembre au théâtre de la Commune, Aubervilliers. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Photo: © Mikko Gaestel
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