« Place des Héros », une vision captivante de la pièce de Thomas Bernhard
De ce qui est sans doute la pièce la plus politique du dramaturge et romancier autrichien, Krystian Lupa offre une version d’anthologie remarquablement interprétée par les comédiens du Lithuanian National Drama Theatre. D’une rare virulence contre les obsessions nationalistes et l’antisémitisme, l’œuvre se révèle d’une actualité troublante dans une Europe de plus en tentée par le repli sur soi.
Nous sommes dans l’appartement viennois du professeur; plus précisément dans la buanderie. Dans un coin de la pièce s’empilent des cartons où est inscrit le mot Oxford. Il y a aussi deux armoires, respectivement recouvertes d’une bâche. C’est d’ailleurs de là que la gouvernante a extrait plusieurs chemises blanches ainsi qu’un costume – le costume d’université du professeur. Sur le sol, plusieurs paires de chaussures noires complètent le tableau. Herta, la femme de chambre, présente aux côtés de la Zittel, s’apprête à les cirer.
Jusqu’ici le professeur ne laissait personne cirer ses chaussures, de même qu’il était terriblement exigeant sur la façon dont ses chemises étaient pliées. C’était un maniaque du détail, de l’exactitude. Mais le professeur est mort. Il s’est suicidé. Qu’un personnage existe à travers ce qu’en disent d’autres personnages est un procédé récurrent dans les romans de Thomas Bernhard.
Mais c’est peut-être dans Place des héros, sans doute sa pièce de théâtre la plus accomplie, qu’il en tire le meilleur parti. Ce texte dont la construction dramaturgique est d’une précision redoutable trouve en Krystian Lupa, un interprète idéal. Sa mise en scène de Place des héros, créée en 2015 avec les comédiens du Lithuanian National Drama Theatre, ne se contente pas de restituer l’ironie mordante d’un texte parmi les plus virulents de cet écrivain, elle éblouit aussi par sa dimension visionnaire d’une humanité profondément désemparée. À quoi s’ajoute la résonance troublante de cette œuvre, précédée d’un parfum de scandale avant même publication en 1988, avec l’actualité la plus brûlante – qu’il s’agisse de la progression de l’extrême droite et des populismes de tous poils ou du renouveau du nationalisme.
Clameurs
Dès cette première scène, l’art infiniment subtil et délicat de Lupa se révèle à son meilleur. Le rythme est volontairement étiré, la conversation entre les deux femmes entrecoupée de silences. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il ne se passe rien. Au contraire, chaque geste, chaque mot en a d’autant plus d’impact. Car il y a ce qu’on voit et ce qu’on entend, mais aussi tout ce que l’on devine peu à peu: un vaste tableau complexe, la matière d’un roman qui se déploie à partir de quelques indices hautement significatifs.
À commencer par ce tour de force de faire exister un personnage à l’aide de quelques vêtements en montrant ainsi son absence. Est évoquée aussi, Madame, Hedwige Schuster, épouse du disparu, qui n’apparaît qu’à la troisième scène. Car si le professeur s’est suicidé, c’est pourtant Madame qui est malade. Onze ans plus tôt quand ils ont emménagé dans cet appartement à Vienne, place des Héros, elle a commencé à entendre des clameurs qui la torturent – clameurs qui font échos aux cris de joie de la foule qui le 15 mars 1938 sur cette même place accueillait triomphalement Hitler envahisseur de l’Autriche.
C’est parce qu’elle ne pouvait plus vivre à Vienne que le couple est parti à Oxford. Mais au bout de quelques années Schuster ne supportant plus l’Angleterre, ils ont emménagé de nouveau place des Héros. Alors les clameurs ont recommencé et Hedwigeet ni les lectures de Tolstoï dispensées par la Zittel ni les séjours réguliers psychiatrie n’ont suffit à la calmer. D’où la décision de repartir à Oxford, soudainement interrompue par le suicide.
La deuxième scène se déroule dans le Volksgarten juste après l’enterrement. Olga et Anna, les deux filles du professeur attendent leur oncle Robert, qui tarde à les rejoindre. Une légère brume flotte au-dessus du sol, on entend en bruit de fond le croassement des corbeaux. Elles se demandent comment elles vont vendre la maison d’Oxford. Il y a aussi la question du piano, un Bösendorfer, qui a été envoyé par bateau en Angleterre et qu’il va falloir rapatrier. Mais ce qui caractérise surtout le dialogue entre les deux sœurs c’est la charge d’une violence inouïe contre l’Autriche. « En Autriche tu dois être ou catholique ou national-socialiste tout le reste n’est pas toléré », dit Anna.
L’oncle Robert n’est pas en reste qui assène d’un ton légèrement las : « les Viennois sont antisémites et ils resteront antisémites pour l’éternité ». L’ironie acerbe de l’oncle domine le reste de la pièce. À sa manière, il complète le tableau esquissé par les deux employées en ajoutant sa touche dont le pessimisme est sans appel – même si, contrairement à son frère, il considère que le suicide n’est pas une solution. « Tout n’est plus qu’un immense dépôt de bilan« , résume-t-il. Béret vissé sur le crâne, obligé pour marcher de s’appuyer sur deux béquilles, son personnage à la faconde généreuse apporte au spectacle cette dimension d’humour truculent qui fait tout le sel du théâtre de Bernhard.
Paysage humain dévasté
Pour la troisième et dernière scène, tous se retrouvent dans l’appartement place des Héros. La table est mise sommairement et les cartons entassés rappellent le déménagement prochain. Le jeu de massacre continue. On attend Madame. Son fils Lukas doit l’amener en voiture, mais il a fait un détour pour raccompagner d’abord chez elle la demoiselle Niederreiter, sa maîtresse, par ailleurs comédienne. La présence de la Niederreiter à l’enterrement scandalise l’oncle et les deux sœurs.
Sont aussi présents le professeur Liebig et Landauer, étudiant et admirateur du professeur Schuster accompagné de son épouse. Tout du long c’est l’oncle Robert qui mène le jeu avec constamment cette ambiguïté liée au fait qu’on ne sait jamais vraiment quand il parle si ce sont ses propres pensées qu’il exprime où celle de son frère auquel il se réfère à tout bout de champ comme s’il poursuivait avec ce dernier un dialogue qui perdure au-delà de la mort. Quand la Zitter apporte un bouquet de lys dans un vase, il remarque aussitôt que le professeur détestait les fleurs.
À un moment, on entend un bruit étrange comme si le fantôme de Josef Schuster se manifestait sous la forme d’un esprit frappeur. Tous les convives sont alors assis à table face au public formant à l’évidence un tableau inspiré de la Cène. Le visage d’Hedwige Schuster est illuminé comme celui du Christ. Mais la comparaison s’arrête là. Ce qui la hante, comme tout ce spectacle est hanté par la présence énigmatique et fascinante de son époux, est d’un tout autre ordre, c’est la tragédie de la barbarie nazie, dont Krystian Lupa traduit la violence non seulement par les cris de la foule acclamant Hitler, mais aussi par l’éclat assourdissant des vitres brisées lors de la Nuit de Cristal.
Paradoxalement, la force inouïe de ce spectacle, un des sommets incontestables de cette édition du festival d’Avignon, repose sur la capacité du metteur en scène à installer une temporalité légèrement flottante où progressivement les différents motifs de la pièce d’abord dispersés coagulent en une charge d’autant plus dérangeante que la violence du texte n’est jamais assenée mais s’impose comme la réalité inexorable d’un paysage humain totalement dévasté.
Place des Héros, de Thomas Bernhard, mise en scène Krystian Lupa
> jusqu’au 24 août au festival d’Avignon
> du 9 au 15 décembre, Paris – théâtre de Colline
> du 6 au 13 avril 2017 au TNP – Villeurbanne
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