Opening night. Une bergère contre vents et marées… 🐑#101
Il est 5h, Paris s’éveille. La bergerie aussi.
Des matrones endormies parsèment l’espace recouvert de paille dédié à leur vie hivernale. Dans quelle position dort un mouton? Ni debout ni allongé. Il dort les pattes repliées sous lui, comme un chat. Certaines brebis posent la tête au sol, d’autres la laissent retomber sur leur poitrine comme un grand-père qui s’endort pendant le dîner. Leur ventre est énorme en cette saison et telles des femmes enceintes de 8 mois et demi, elles attendent placidement l’arrivée de leur petit, ayant acté qu’il ne leur était plus possible de faire autre chose que se caler dans la position qui les comprime le moins, manger, et contempler leur ventre.
Certaines ont déjà la tête dans le râtelier de foin. L’activité de trente mâchoires synchronisées constitue une ambiance sonore sourde et régulière.
J’enjambe celles qui dorment. Par ce simple geste, la diversité de leur individualité s’exprime. Celles qui ont un tempérament calme ne font pas attention à moi, tandis que d’autres se relèvent aussitôt et se déplacent, d’un lourd pas indolent ou avec une vivacité nerveuse.
Vivre avec des brebis permet d’infirmer leur réputation de « suiveuse stupide ». Quand elles se sentent en confiance, elles expriment chacune une personnalité nuancée. En revanche, quand elles pâturent à l’extérieur, à découvert sur de grands espaces dans lesquels elles se situent en bas de la chaîne alimentaire, leur instinct grégaire domine. Comment pourrait-on le leur reprocher? C’est grâce à ce trait de caractère que cette espèce, vulnérable ruminant qui aiguise les appétits carnivores, n’a pas été décimée par les fauves et canidés sauvages!
Versions domestiquées
Le mouton ne peut pas vivre à l’état naturel, il n’existe pas dans la nature sauvage. De la même manière que le cochon est la version domestiquée du sanglier, le mouton est la version domestiquée du mouflon. L’osmose entre ces animaux et les humains repose sur le principe de l’échange de services. Nous les protégeons, nous les nourrissons et nous les soignons. Ils nous fournissent des biens et des services: viande, laine, peau, chaleur, mais aussi fumier, transport ou tractage, entretien d’espaces, transformation des végétaux en protéines, etc… La sociologue Jocelyne Porcher appelle cela le « travail » des animaux et elle explique que cet effort qu’ils fournissent n’est pas naturel. Qu’il s’agisse du chien qui se soumet aux ordres de son maître ou du hamster qui accepte sa condition d’animal en cage sans se laisser mourir (les écrits de Jocelyne Porcher éclairent notre lien aux animaux d’une évidente clarté, j’encourage à lire ses livres, articles ou tribunes). Ce principe de collaboration donne sens à toute ma vie d’éleveuse.
Je vérifie avec ma lampe de poche si de nouvelles naissances ont eu lieu depuis ma dernière tournée. Oui, deux brebis ont mis bas. La première a parfaitement léché et allaité son agneau. Il est bien sec et blanc immaculé, les yeux alertes et le ventre rebondi. Sa maman l’a intelligemment installé dans un recoin de foin propre et s’est couchée contre lui pour le réchauffer. Magie de l’instinct maternel et force tranquille d’un troupeau harmonieux!
L’autre jeune mère gère moins bien sa maternité. Un seul agneau l’intéresse sur les deux qu’elle a mis au monde. Elle le lèche et l’allaite tandis que le second, gluant de liquide jaunâtre, déambule en titubant et grelotant, à la recherche de n’importe quelle mamelle réconfortante. Ses heures sont comptées.
Si toi aussi tu m’abandonnes …
Je soupire. Un cas compliqué. Plus trivialement, cette brebis est une « connasse de chez connasse« . Ce qui m’ennuie n’est pas de devoir la réconcilier avec son numéro 2 et le faire téter de force, ce qui m’ennuie c’est que j’ai déjà trois cas compliqués qui nécessitent que j’intervienne. Enfermées dans des cases individuelles, trois brebis me mobilisent déjà beaucoup de temps. J’enjambe les barrières pour me glisser dans l’espace individuel d’un mètre carré qui constitue la logette individuelle de chacune d’entre elle. La première brebis est une belle créature bien carrossée qui a donné naissance la veille à deux agneaux qu’elle ne veut pas allaiter. Elle ne les rejette pas violemment comme cela arrive parfois, elle est juste apathique depuis leur naissance. Cela arrive quand la brebis a physiquement souffert lors de la mise-bas. Elle reste alors debout immobile, le regard dans le vague à côté de son agneau qui peut mourir de faiblesse sans qu’elle réagisse.
C’est déstabilisant pour l’éleveur mais cela peut se résoudre en faisant téter l’agneau à la main: s’il a assez d’instinct de survie, il va prendre le relai au bout de quelques gorgées et piger le truc. Il ira ensuite boire tout seul chaque fois qu’il aura soif. Cela laissera le temps à sa mère de déboguer, souvent le lendemain. Je fais téter les deux petits, elle ne réagit pas mais ne se débat pas non plus.
Nous, on se cause
Je passe dans la case suivante et constate avec joie que l’adoption en cours fonctionne! Cette brebis a perdu son agneau à la naissance. Comme l’une de ses consœurs âgées avait du mal à allaiter ses jumeaux, je lui en ai retiré un pour le faire adopter. N’ayant pas le temps de ma technique habituelle (prendre la peau du mort pour en revêtir le vivant afin qu’il ait l’odeur adéquate), j’ai badigeonné le petit avec la délivrance, ce magma sanguinolent de placenta, membrane remplie de liquide amniotique et cordon ombilical, retrouvé sur le lieu de la naissance. J’en ai imprégné l’agneau sous toutes les coutures, pour un résultat visuellement effrayant (une sorte de petit mouton de film d’horreur) mais efficace. Quand je l’avais présenté à sa nouvelle maman, elle l’avait aussitôt laissé téter sans même le renifler. J’étais assise devant elle et nous nous sommes beaucoup regardées. Elle m’a expliqué qu’elle n’était pas dupe, que ce n’est pas cet agneau-là qu’elle avait fait naître. Je lui ai répondu que je savais qu’elle savait, je ne la prenais pas pour une andouille. Elle m’a rassuré sur le fait que oui, elle acceptait cet enfant-là en remplacement de celui qui était mort. Je l’ai remercié avec sincérité et lui ai assuré qu’elle était une très belle brebis. J’ai ajouté qu’elle ne perdait pas au change, parce que ce nouveau bébé était vraiment plus canon que celui qui était mort. Elle m’a dit de ne pas exagérer quand même. Je l’ai encouragé à regarder l’agneau car elle refusait de tourner la tête vers lui. Je lui ai demandé de le renifler quand même, histoire que mon badigeonnage serve. Elle m’a assurée que peu importait l’odeur, elle convenait que cette adoption était la meilleure solution pour nous trois. Je l’ai étreinte et embrassée.
Case suivante, une jolie brebis blanche avait eu dans la soirée un comportement bizarre. La naissance d’un premier agneau l’avait laissée indifférente, et il avait fallu l’aider à faire naître le second qui était mal placé. Il était sorti par les pattes arrière mais n’avait jamais réussi à se lever, la nuque comme brisée. Elle venait à présent d’en faire un troisième, qu’elle avait entièrement léché avant de se coucher dessus et de l’écraser. Je me suis dit que là, je tenais ma palme de la connasse de la nuit. En m’agenouillant pour faire téter le survivant, je me suis demandé comment j’allais transmettre toutes ces informations à Marion.
Une ovine échelle de Richter
Marion est ma collaboratrice sur de nombreux projets, et nous avons prévu qu’elle rejoigne mon exploitation comme salariée à mi-temps. C’est un cap très important dans ma vie agricole car j’ai toujours travaillé seule. Marion s’imprègne progressivement du troupeau, des tâches et enjeux qui le régissent. Je fais tout pour ne pas l’épouvanter, sachant à quel point le rapport à la mort et la dureté de l’élevage peuvent heurter quand on n’est pas préparé.
Je me suis demandé si élaborer une échelle des connasses serait un bon outil pédagogique. Si l’on considère que les infanticides volontaires ont un indicateur à 5, que les mères simplement dépassées affichent 1, cela permet de hiérarchiser les cas intermédiaires. Celles qu’il faut maintenir de force pour qu’elles allaitent pourraient atteindre le niveau 4 (leur faire des prises de judo est épuisant) tandis que les sournoises qui tentent d’abandonner leur rejeton dans la foule pourraient se voir attribuer 3 car la résolution est facile: les renfermer en case individuelle. Le favoritisme envers un agneau au détriment de l’autre n’étant qu’à moitié sanctionnable, la note de 2 semble équitable.
Bien contente de cette idée de quantifier l’indignité de cette bande de foldingues, je leur ai dit de se rendormir et suis moi aussi rentrée finir ma nuit. En attendant que le jour se lève sur Lessay et que toutes mes belles endormies ouvrent l’œil au son de l’abbaye.
“Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)
♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
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