Des marais entre ombre et lumière, des notables de province, un flic à la dérive, une étrangère sans passé, les heures sombres de la calomnie rurale… Voici réunis les ingrédients d’un film noir. Bienvenue dans un village français.
Je n’ai pas été accueillie chaleureusement par les éleveurs du cru, qui enrageaient de ne pas pouvoir agrandir leur troupeau à cause de mon arrivée, rejet accru par ma qualité d’étrangère. Mon mystérieux passé dans un univers parisien et mondain, et mon bébé sous le bras, nourrissaient les rumeurs les plus imagées.
De mon côté, j’essayais de me concentrer sur la conduite réussie de mon troupeau, son adaptation dans cet univers hostile, la production d’agneaux de qualité, et la réhabilitation du Mouton Avranchin. Cette race pâturait historiquement les prés-salés, comme d’autres souches locales, mais elles ont été supplantées par des races plus modernes qu’on a fait venir de loin, comme les races vendéenne, charolaise ou suffolk (anglaise). J’ai ainsi orienté mon troupeau vers ce retour aux origines, en dépit des autres éleveurs qui disaient:
Aussi loin qu’on s’en souvienne, y’a jamais eu cela ici, encore une nouvelle invention!
(note de l’auteur: les mémoires d’éleveurs excèdent rarement 20 ans, et n’attestent donc pas d’une véritables « tradition historique », même quand ils l’expriment avec tout le patois adéquat!)
L’élevage sur les prés-salés induisant le mélange des troupeaux, il est incontournable que les béliers saillissent parfois les brebis des autres cheptels. Cela fait partie des règles du jeu. Mes béliers avranchins saillissaient donc parfois les brebis de mes voisins, et inversement, ce qui ne posait pas de problème jusqu’au jour où j’ai acheté un bélier noir.
A la saison des chaleurs, j’ai donc été chercher un splendide bélier avranchin tout noir, issu d’un excellent élevage, que j’ai introduit dans mon troupeau. La réaction de ma voisine éleveuse a été immédiate, j’ai reçu un appel de menace pour me dire que ce bélier ne ressemblait à rien, qu’ici on n’aimait pas les « sales négros » et que j’avais intérêt à le retirer avant qu’il ne saillisse une de ses brebis. La violence des propos m’a tellement choquée que cela m’a convaincue de laisser ce bélier. Quelques jours plus tard, c’est la Chambre d’Agriculture qui me conseillait très fortement de le retirer de l’espace public. Une technicienne s’était même déplacée pour prendre en photo le fait qu’il soit noir!
J’ai compulsé tous les textes, règlements et arrêtés officiels liés aux prés-salés, et n’ai trouvé nulle interdiction d’y mettre un bélier de la couleur ou de la race voulue. Je commençais à me dire que si je cédais aux intimidations de voisins ultraviolents pour un mouton de la mauvaise couleur, j’allais passer ma carrière à me soumettre à leurs menaces… J’ai donc laissé le bélier noir dans le troupeau et suis allée porter plainte.
Mais porter plainte contre un ancien gendarme, ce n’est pas simple… Surtout quand on n’est pas issue de la région. Qu’on n’est donc pas une « vraie » éleveuse. Et que des rumeurs courent sur vous. Ce sont les arguments qu’ont avancés plusieurs gendarmes masculins, qui considéraient mes différences comme une provocation.
J’ai appelé à l’aide la Chambre d’Agriculture mais la technicienne avait reçu pour ordre de ne plus entrer en contact avec moi. J’ai contacté deux syndicats agricoles qui m’ont dit que cela ne relevait pas de leur domaine. J’ai demandé une audience à la nouvelle sous-préfète, qui m’a dit que puisqu’on ne lui avait pas transmis de plainte, rien ne prouvait qu’il y avait un problème. J’ai demandé de l’aide au Président du Conseil Départemental, qui m’a répondu que les mentalités étaient rudes, mais que les éleveurs n’étaient pas des mauvais bougres au fond. L’association d’éleveurs de prés-salés m’a expliqué que cela ne les concernait pas car le bélier n’était plus sur les prés-salés. L’huissier du village a même été cité car il avait été sollicité pour résoudre juridiquement le problème.
Mon autre voisin a augmenté la violence des intimidations, comme emmener dans sa bergerie tout mon troupeau, mes 100 brebis et leurs agneaux, en les mélangeant avec les siennes. J’ai attendu la nuit pour aller les récupérer, mais une salariée a essayé de m’en empêcher et nous avons frôlé la bagarre à coup de fourche! Les gendarmes m’ont alors considérée comme une fauteuse de trouble et ne m’ont plus du tout reçue. Je me suis sentie découragée.
J’ai demandé au journal local s’ils acceptaient de relayer ma détresse, ce qu’ils ont fait dans un grand article titré « Où est passé le bélier noir de Stéphanie? ». Ils donnaient également la parole à mes voisins qui s’épanchaient sur le fait que je n’avais rien à faire sur leurs terres et qu’il fallait me renvoyer à Paris. Quel papier ahurissant de décalage! J’ai trouvé courageux de la part du journal de mettre des mots crus sur cette cohabitation culturelle difficile.
Ma plainte a été classée sans suite, suivie d’une certaine accalmie dans les relations de voisinage. Cet incident m’a, je crois, permis de mieux comprendre certains dysfonctionnements agricoles. Il constitue aussi la base de mon besoin de m’exprimer!
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