Des marais entre ombre et lumière, des notables de province, un flic à la dérive, une étrangère sans passé, les heures sombres de la calomnie rurale… Voici réunis les ingrédients d’un film noir. Bienvenue dans un village français.

 

Cette histoire s’est déroulée il y a trois ans, mais elle avait pris corps des années auparavant, quand l’étrangère que je suis est venue s’installer sur le littoral cotentin. Je n’ai pas choisi le terroir le plus simple, j’ai tout mis en œuvre pour m’installer dans les prés-salés, ces estuaires enherbés de plantes salées, qui sont chaque mois submergés par les grandes marées. Ces zones protégées appartiennent à l’État, qui passe des conventions avec des éleveurs pour autoriser le pâturage de moutons. On y pratique le pâturage collectif. Les troupeaux se mélangent, comme en montagne. Les brebis reconnaissent leur éleveur et savent dans quelle bergerie elles doivent rentrer. Elles se désentrelacent d’elles-mêmes en voyant leur berger arriver doucement.
J’ai réussi à m’installer de manière un peu forcée, façon « pied dans la porte », soutenue par les services administratifs qui souhaitaient installer de nouveaux éleveurs, pour des raisons de développement agricole. Je venais de subir une arnaque de fausse reprise d’exploitation, par un éleveur qui met en scène depuis 10 ans son départ à la retraite et son hypothétique recherche d’un repreneur. Il fait travailler gratuitement des candidats pour tester leur aptitude, avant de leur faire du harcèlement moral pour qu’ils se découragent et s’en aillent. Mon vacarme contre ce dysfonctionnement embarrassait tout le monde, et l’État avait donné des instructions pour qu’on me laisse créer ma petite ferme.
Je n’ai pas été accueillie chaleureusement par les éleveurs du cru, qui enrageaient de ne pas pouvoir agrandir leur troupeau à cause de mon arrivée, rejet accru par ma qualité d’étrangère. Mon mystérieux passé dans un univers parisien et mondain, et mon bébé sous le bras, nourrissaient les rumeurs les plus imagées.
Cela s’est corsé quand j’ai commencé à avoir des idées bizarres à leurs yeux, comme sauvegarder une race locale, ou organiser des goûters à la ferme. Les ragots se sont  transformés en intimidations, à coup d’insultes hurlées, de barrières de champs ouvertes pour que mes animaux s’échappent, de disparition de mes panneaux de localisation, et d’espionnage à la jumelle. Mes deux voisins principaux sortaient de plusieurs années à s’entretuer: l’une avaient porté plainte pour vol de 200 agneaux, tandis que l’autre ripostait avec une plainte pour menace de mort. L’ennemi commun que je représentais les a réconciliés en quelques mois!
De mon côté, j’essayais de me concentrer sur la conduite réussie de mon troupeau, son adaptation dans cet univers hostile, la production d’agneaux de qualité, et la réhabilitation du Mouton Avranchin. Cette race pâturait historiquement les prés-salés, comme d’autres souches locales, mais elles ont été supplantées par des races plus modernes qu’on a fait venir de loin, comme les races vendéenne, charolaise ou suffolk (anglaise). J’ai ainsi orienté mon troupeau vers ce retour aux origines, en dépit des autres éleveurs qui disaient: 

Aussi loin qu’on s’en souvienne, y’a jamais eu cela ici, encore une nouvelle invention!

(note de l’auteur: les mémoires d’éleveurs excèdent rarement 20 ans, et n’attestent donc pas d’une véritables « tradition historique », même quand ils l’expriment avec tout le patois adéquat!)
L’élevage sur les prés-salés induisant le mélange des troupeaux, il est incontournable que les béliers saillissent parfois les brebis des autres cheptels. Cela fait partie des règles du jeu. Mes béliers avranchins saillissaient donc parfois les brebis de mes voisins, et inversement, ce qui ne posait pas de problème jusqu’au jour où j’ai acheté un bélier noir.

Pourquoi choisir un bélier noir? Parce qu’il fait partie de la race du Mouton Avranchin, qui peut être blanche ou noire, comme de nombreuses autres races d’antan qui étaient plus diversifiées qu’aujourd’hui. Des décennies de calibrage agricole sont passées par là, et la sélection opérée tend désormais vers des clones: même format, même taille de gigots, même toison,… Cette standardisation est dommageable pour la diversité génétique naturelle du bétail, qui lui permettait de s’adapter à différentes géographies. Les éleveurs engagés dans la sauvegarde d’une race commencent souvent par réhabiliter certaines caractéristiques qui ont été considérées comme des « défauts ». La couleur noire en fait partie chez le Mouton Avranchin. Les nouveaux éleveurs engagés dans cette race trouvent que cette approche bicolore est un atout car la laine pourrait constituer un revenu supplémentaire si on créait une filière de valorisation.
A la saison des chaleurs, j’ai donc été chercher un splendide bélier avranchin tout noir, issu d’un excellent élevage, que j’ai introduit dans mon troupeau. La réaction de ma voisine éleveuse a été immédiate, j’ai reçu un appel de menace pour me dire que ce bélier ne ressemblait à rien, qu’ici on n’aimait pas les « sales négros » et que j’avais intérêt à le retirer avant qu’il ne saillisse une de ses brebis. La violence des propos m’a tellement choquée que cela m’a convaincue de laisser ce bélier. Quelques jours plus tard, c’est la Chambre d’Agriculture qui me conseillait très fortement de le retirer de l’espace public. Une technicienne s’était même déplacée pour prendre en photo le fait qu’il soit noir!
J’ai été tentée de pacifier la situation en le retirant, quand un incident est survenu: le conjoint de l’éleveuse en colère, un gendarme retraité sortant d’un internement, a essayé de le tuer. Il avait étonnamment réussi à l’assommer à distance, peut-être avec un Flash-Ball, et le bélier gisait au milieu de mes brebis. Autour de son corps, deux hommes, dont ce gendarme retraité qui m’appelle alors pour m’annoncer sa mort, précisant qu’il avait le crâne fendu sous ses yeux. Impossible pour moi d’intervenir car c’était mon jour rituel de livraison. Mais ils ont été mis en fuite par l’arrivée fortuite d’un voisin venu… Et le bélier s’est relevé ! Ces hommes comptaient-ils lui fracasser le crâne à coup de masse pour mettre en scène une bataille entre animaux? C’est possible.
J’ai compulsé tous les textes, règlements et arrêtés officiels liés aux prés-salés, et n’ai trouvé nulle interdiction d’y mettre un bélier de la couleur ou de la race voulue. Je commençais à me dire que si je cédais aux intimidations de voisins ultraviolents pour un mouton de la mauvaise couleur, j’allais passer ma carrière à me soumettre à leurs menaces… J’ai donc laissé le bélier noir dans le troupeau et suis allée porter plainte.
Mais porter plainte contre un ancien gendarme, ce n’est pas simple… Surtout quand on n’est pas issue de la région. Qu’on n’est donc pas une « vraie » éleveuse. Et que des rumeurs courent sur vous. Ce sont les arguments qu’ont avancés plusieurs gendarmes masculins, qui considéraient mes différences comme une provocation.
Et puis le bélier noir s’est volatilisé. La plainte que j’ai voulu déposer pour enlèvement a été refusée. Au motif qu’il ne pouvait s’agir d’un vol puisque ce bélier était sur l’espace public et non privé. Et que je l’avais bien cherché, a-t-on idée d’avoir un mouton noir? J’ai en revanche été convoquée pour prouver que j’étais vraiment éleveuse et que je ne maltraitais pas mes animaux. Comme dans les polars noirs, quand le protagoniste se retrouve à tort sur le banc des accusé! J’ai dû fournir des documents fiscaux et vétérinaires pour justifier que c’était mon métier officiel, et même mon diplôme agricole. Ils m’ont suggéré de déplacer mon exploitation si je voulais moins d’ennuis…
J’ai appelé à l’aide la Chambre d’Agriculture mais la technicienne avait reçu pour ordre de ne plus entrer en contact avec moi. J’ai contacté deux syndicats agricoles qui m’ont dit que cela ne relevait pas de leur domaine. J’ai demandé une audience à la nouvelle sous-préfète, qui m’a dit que puisqu’on ne lui avait pas transmis de plainte, rien ne prouvait qu’il y avait un problème. J’ai demandé de l’aide au Président du Conseil Départemental, qui m’a répondu que les mentalités étaient rudes, mais que les éleveurs n’étaient pas des mauvais bougres au fond. L’association d’éleveurs de prés-salés m’a expliqué que cela ne les concernait pas car le bélier n’était plus sur les prés-salés. L’huissier du village a même été cité car il avait été sollicité pour résoudre juridiquement le problème.
Mon autre voisin a augmenté la violence des intimidations, comme emmener dans sa bergerie tout mon troupeau, mes 100 brebis et leurs agneaux, en les mélangeant avec les siennes. J’ai attendu la nuit pour aller les récupérer, mais une salariée a essayé de m’en empêcher et nous avons frôlé la bagarre à coup de fourche! Les gendarmes m’ont alors considérée comme une fauteuse de trouble et ne m’ont plus du tout reçue. Je me suis sentie découragée.
Cette période noire a duré deux mois. Au bout desquels je me sentais non seulement l’agricultrice la plus détestée du la profession mais surtout sans avenir. Que des institutions publiques admettent qu’on puisse calomnier et intimider physiquement une éleveuse « parce qu’elle n’est pas née ici » me choquait plus que la simple hostilité de la part d’agriculteurs étroits d’esprit. Mon fils commençait à entendre des choses désagréables à l’école. Je crois que la perspective que cela arrive à tous les autres néoruraux m’a déterminée à ne pas me laisser faire.
J’ai demandé au journal local s’ils acceptaient de relayer ma détresse, ce qu’ils ont fait dans un grand article titré « Où est passé le bélier noir de Stéphanie? ». Ils donnaient également la parole à mes voisins qui s’épanchaient sur le fait que je n’avais rien à faire sur leurs terres et qu’il fallait me renvoyer à Paris. Quel papier ahurissant de décalage! J’ai trouvé courageux de la part du journal de mettre des mots crus sur cette cohabitation culturelle difficile.
D’autres articles ont suivi et tout le monde avait son opinion: pour ou contre les moutons noirs. La gendarmerie a reçu l’ordre d’instruire ma plainte et a retenu le motif de la « discrimination ». Ils ont perquisitionné chez l’éleveuse, où se trouvait séquestré le bélier noir, qui est donc revenu encadré de deux gendarmes, quatre mois après avoir mystérieusement disparu.
Ma plainte a été classée sans suite, suivie d’une certaine accalmie dans les relations de voisinage. Cet incident m’a, je crois, permis de mieux comprendre certains dysfonctionnements agricoles. Il constitue aussi la base de mon besoin de m’exprimer!
 

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