🐑 La tête dans le sable, le « Jour du Dépassement ». #88

© photo Sud-Ouest…

Quand on est agriculteur, on est aux premières loges du changement climatique. Pour tout dire, on se prend de plein fouet un coup de panique: on ne va pas en survivre, pas plus nos cultures que nos troupeaux ou que nos pairs!

La violence de la prise de conscience est telle que l’on ressent le besoin de courir en ville et crier « Hey, vous tous: la campagne est stérile et on ne sait pas comment on va vous nourrir la saison prochaine! » Mais on sent confusément que ce n’est pas une stratégie constructive. Et c’est du déjà-fait, entre Greta qui décrète que le temps est venu de paniquer, et les collapsologues qui argumentent scientifiquement le déclin de la viabilité du monde.
Alors on tente la méthode soft: participer à des tables rondes et des causeries écolo, évoquer les leviers citoyens, utiliser du shampoing solide et cuisiner les fanes de carotte, inviter Tout-un-chacun à se réapproprier les savoir-faire traditionnels pour être autonome le jour d’après, encourager les collègues agriculteurs à orienter leur troupeau vers davantage de rusticité et d’indépendance énergétique. Moins de soja, moins d’OGM, moins de carburant. Mais tout le monde semble s’en ficher et vaque paisiblement à sa moisson ou à ses vacances, entre raccord de RTT et horaires de Bison futé.

Les seuls qui écoutent sont ceux qui paniquent depuis plus longtemps que nous, et qui ont déjà construit un bunker dans leur sous-sol et un potager sur leur toit. C’est sans doute votre cas si vous me lisez: c’est que nos prises de conscience se rejoignent. Et que je n’ai pas besoin de vous convaincre.

Le spleen de Thermidor

Avouons que pendant ce mois de juillet, chaque flash info a fait mal: la double canicule, l’Alaska qui fond, le Gulf Stream qui se barre, les feux de culture, un coq au tribunal parce qu’il chante, la grêle et les inondations, les migrants qui meurent sur les plages, les algues vertes, l’adoption du CETA, la présence du loup évoquée en Normandie, l’abandon par l’Etat des sites naturels d’intérêt collectif, la déforestation amazonienne qui a augmenté de 88%, le désengagement des maires par manque de moyen, les ruisseaux déclassés pour ne plus être protégés…

Quant aux 8 053 animaux de compagnie abandonnés cet été, ils donnent juste envie d’aller libérer tous ceux qui sont à vendre dans les animaleries. Je comprends parfois le cheminement végane. Et surtout celui des ermites qui vont se terrer dans une grotte.
Dans cette avalanche de nouvelles anxiogènes, je me suis fait un bobo. Je me suis empalée la jambe sur la fourche de mon tracteur. Toute seule, sans judo ni rodéo avec un mouton, juste en marchant avec une barrière dans les bras. Mon tibia n’est pas été transpercé de part en part mais juste troué. Un petit trou bien rond comme une balle de revolver. Cela n’a pas beaucoup saigné, et je me suis dit qu’avec ma bonne constitution et mon système immunitaire de guerrière, un emplâtre de miel suffirait. Quelle arrogance! Croire que l’on peut trouver du miel bio français dans un supermarché! (vous ai-je dit que je vivais à 25 km de la première « Biocoop »?) Des miels bio, il y en a, mais d’origine hors UE. Et comme il s’agit d’un des produits notoirement les plus trafiqués, appliquer du sirop de glucose sur une plaie n’aurait rien soigné. Quant aux miels français proposés,  ils viennent de Hongrie.
J’ai quand même tenté le coup, et dégoûté tout le monde pendant 4 jours avec ma plaie noire et dégoulinante de miel. J’ai fini par avoir vraiment mal et suis allée consulter. Trop tard pour des points de suture, m’a sermonné la doctoresse, ce qui m’a fait réaliser que la plaie en forme de boutonnière ne se refermerait pas miraculeusement.

Une petite plaie à panser, c’est rassurant

Alors depuis un mois, je m’occupe de mon bobo et nous devenons intimes. Curieusement, cela m’apaise des drames de ce monde. Un repli qui fait office d’échappatoire aux tourments climatiques, agricoles et sociétaux. Une régression infantile. D’ailleurs, saviez-vous qu’il existe des pansements licorne et flamand rose?

L’approche esthétique de la plaie me préoccupe. J’ai d’abord sincèrement cru que la chair se reformerait et comblerait le dénivelé. J’ai imaginé une future cicatrice certes colorée, mais lisse et dans l’alignement de la jambe. Jour après jour, j’ai scruté la manière dont les deux bords de la plaie se rapprochaient. Il y a eu de nombreuses étapes car le trou, en forme d’amande, s’est plusieurs fois comblé d’une croûte boursouflée. Une croûte, c’est de la vie, cela m’a donné bon espoir. C’est de la cellule en fusion et en multiplication! C’est un message organique qui donne comme instruction de reconstruire la pièce manquante, grâce à la boîte à outils qui est sur place: des cellules qui tendent les bras vers leurs consœurs de l’autre berge, pour s’attraper, se rapprocher, se recoller. Comme les lacets d’un corset que l’on serre.
Mais la croûte est plusieurs fois tombée. En-dessous, toujours le même trou en forme d’amande. J’ai commencé le deuil de ma jambe lisse, comprenant que l’estafilade serait apparente pour toujours. Ma coéquipière m’a félicité pour cette signature de bad girl, ce qui m’a un peu consolée. D’autant que les cicatrices m’apparaissent plutôt comme des ponctuations de caractère, voire carrément séduisantes.

Mais une cavité façon tir de guerre, bof.

Plus prosaïquement, j’ai passé en revue ma garde-robe afin de l’adapter. Avec un cratère placé à mi-chemin du genou et de la cheville, il faut choisir : le cacher par le haut (jupe longue) ou par le bas (bottes hautes). Moi qui prends grand soin de mes tenues d’ex-citadine (elles commencent à dater mais la mode étant un éternel recommencement, je mise sur ces investissements d’antan pour maintenir l’illusion d’un standing rural), je songe à les recycler. Tiens, très bonne occasion de s’alléger et de me rapprocher de mon objectif: réduire ma penderie à deux jeans, deux t-shirt et deux pulls en laine.
Ce mois passé à l’observer, le crémer et analyser son évolution m’a permis de me familiariser avec ce poinçon grandeur nature. Et finalement de lui vouer une sorte de reconnaissance. Les blessures que je me suis faites depuis que je suis agricultrice ont toutes été mineures et m’ont servi de leçon. Chaque incident m’a permis de convoquer des plaies plus graves et relativiser les miennes. Un centimètre cube de chair de moins, ce n’est pas une jambe en moins. Je ne suis pas estropiée, juste estampillée du sceau de ceux qui se servent de leur corps pour travailler. Un noble tatouage.
Mais maintenant que mon processus de cicatrisation est résolu, je vais devoir me rouvrir au monde et recevoir son masochisme en pleine face.

Grande inspiration pour se donner du courage. Rallumer la radio. Entendre qu’aujourd’hui la Terre atteint le « Jour du Dépassement », que 27 nouvelles gares ferment définitivement leurs guichets et que les croisiéristes bourrés se castagnent sur leurs bateaux géants. Se demander encore et encore comment nous, les paysans indépendants, pouvons enrayer le déclin absurde de cette civilisation et participer à rebâtir celle d’après. Commencer par aller expliquer aux brebis que l’herbe chlorophyllée, c’était finalement très surfait. Les chardons secs, les orties grillées… Voilà leur alimentation de demain. Qu’elles demandent à leurs copines de la toundra.

 “Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes

♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé

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