Marco et Paula sont deux nomades qui suivent des chemins allant de l’Afrique à l’Amérique. Paula œuvre dans l’humanitaire, Marco est consultant international façon Banque mondiale. Ils racontent leur nomadisme, les lieux et les gens, des moments fugaces, leur travail, les chemins de traverse de la vie errante.
J’ai rencontré Sylvain Selekon à Bangui en 2007 à l’occasion d’une mission en République Centrafricaine. Je travaillais dans les bureaux de la Banque mondiale. De l’autre coté de la rue en terre, il y avait un centre artisanal, et un soir Sylvain était là, venu récupérer une des toiles qu’il y avait pendues. Ses toiles étaient les seules que je trouvais intéressantes, au dépit des autres exposants et marchands qui eux étaient là plus ou moins en permanence.
Je lui ai dit que j’aimais bien sa peinture, et on s’est donné rendez-vous pour un après-midi du week-end. Mon taxi a eu du mal à trouver le lieu de rendez-vous, dans un quartier un peu éloigné du centre, mais avec nos téléphones portables nous avons réussi à nous y retrouver. Nous nous sommes assis sur des pierres, à coté de sa case -un peu plus loin de jeunes enfants jouaient autour d’un foyer qui fumait vaguement. Il a envoyé chercher une bouteille de coca, et m’a montré ses toiles, et des photos de travaux qu’il avait vendus. Nous nous sommes mis d’accord pour un tableau, qu’il allait me peindre à la manière d’un de ceux qu’il m’avait montrés. Comme le faisaient les peintres flamands ou italiens du 16ème siècle. J’étais devenu mécène!
Je suis revenu à Bangui. J’ai acheté d’autres toiles. Rencontré un autre peintre. Un autre collectionneur blanc. Ai introduit Sylvain à mon ami sénégalais, qui venait lui aussi en mission à Bangui. J’ai rencontré un sculpteur, à qui j’ai acheté une pièce abstraite qui n’a pas intéressé les douaniers à l’aéroport: ils cherchaient dans nos bagages des masques et autres pièces traditionnelles, de cet « art » africain qui m’ennuie profondément -et qui, à mes yeux, n’en est certainement pas- sauf peut-être pour le regard qu’y ont porté Picasso et les peintres modernistes du début du XXème siècle. Pas plus, d’ailleurs, que ne l’était la statuaire romaine ou gothique, jusqu’à ce que les romantiques du XIXème s’en emparent.
En attendant, Sylvain est à la frontière congolaise, cherchant un moyen de survivre et de continuer à travailler. Il a la peinture chevillée au corps. Un autre peintre talentueux, Gonzo, fils d’un grand peintre centrafricain, et à qui j’avais commandé une grande toile, a dérivé quant à lui -m’a-t-on dit- vers l’évangélisme où beaucoup d’Africains trouvent refuge. J’avais envoyé de l’argent cet été à Sylvain, après qu’il eut perdu tout ce qu’il avait -tubes de peinture et toiles- dans les événements qui ont précipité la chute du régime Bozizé. J’ai contacté la fondation new-yorkaise, qui a envoyé à Sylvain un dossier de candidature pour les artistes en situation difficile. J’ai traduit les questions pour Sylvain qui doit être en train d’y répondre. Certaines, considérant la situation, paraissent ubuesques: «Avez-vous une police d’assurance qui puisse vous assister dans votre situation?» «Prière de donner le revenu brut de votre foyer pour les trois dernières années.» Une collision des mondes.
Retour à Tunis. Lu : « …ce qui s’ébranle depuis un certain temps, ce sont les frontières géopolitiques, les bornes des valeurs, la démarcation des périmètres humains. D’où la formation d’innombrables paradoxes faits de menaces et de chances, de menaces dans la chance. Toutes les crises actuelles nous montrent que les lisières politiques, juridiques, économiques et culturelles relatives à l’extérieur, à l’intérieur, à l’ici et l’ailleurs, ne sont plus tenables. Il en résulte cette mêlée de références et de souverainetés qui se coupent mutuellement -ce dont témoignent l’affaire Rushdie ou celle du voile en France. La rencontre de différents régimes d’historicité en un même lieu a ouvert l’âge de l’hétérochronie et de l’hétérotopie généralisées. Étrange simultanéité dyschronique des personnes, de leurs corps et de leurs croyances, qui se repoussent et s’ajointent dans un même territoire. Ce sont d’invraisemblables collages de textes et d’emblèmes, de lambeaux de normes, d’oripeaux de vérités déchirées, dont témoignent les vivants dans les espaces urbains. Bref, ce défi à la maitrise politique des bords est notre quotidien». Fethi Benslama (Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, p. 22-3).
Ce passage sonne comme le Karl Marx du Manifeste du Parti Communiste, quand il écrivait «Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.» C’était il y a plus d’un siècle et demi. A cette époque en Europe, comme aujourd’hui en terre d’Islam, les paysans quittaient leurs terres, les villes s’étendaient, les rangs des jeunes chômeurs grossissaient, les extrémistes fourbissaient leurs armes.
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