Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #78: une épine dans ma bonne conscience
Paula se réjouit du retour de la pluie à Kinshasa mais ne peut la goûter paisiblement, quelque part dans la ville, les Shege, les enfants de la rue, sont là.
Le chien des voisins, lui, n’est pas ravi et s’est mis à hurler, exaspéré de ne pouvoir se mettre à l’abri, attaché qu’il est à un arbre avec un mètre de corde. Ses hurlements cessent vite. Le voisin l’a peut-être détaché. Depuis quelques jours, j’ai obtenu qu’il le laisse par moment vagabonder dans la parcelle pour respirer un peu.
Mais trop tard pour moi, je suis réveillée. Je me lève. L’insomnie est une bonne amie qui s’invite fréquemment et pesamment depuis un an, depuis que je suis à Kinshasa ou depuis que je men ! on pause.
« Oh bruit doux de la pluie par terre et sur les toits »… Mais quand on n’a pas de toit, la mélancolie n’est pas le premier grief. Et ils sont des centaines de milliers dans cette charmante ville de Kinshasa à se faire tremper quand il pleut: ceux que la toiture de tôles percées ne protège pas, ceux qui squattent les carcasses de bâtiments jamais achevés, ceux qui ont bricolé un abri de fortune en appuyant une plaque ou une bâche plastique sur un mur.
Ceux-là sont des pauvres incapables de saisir le développement en marche, ceux-ci sont des DPI (« personnes déplacées internes » dans le jargon humanitaire) brutalement arrachés de leur lieux de vie par l’irruption d’une catastrophe le plus souvent armée d’une machette ou d’un AK-47*, les deux armes de prédilection des groupes factieux.
*Quand on pense que son concepteur, Mikhaïl Kalashnikov, […] aurait préféré dessiner, à l’en croire, des machines agricoles, on ne peut que se demander ce que son génie aurait pu apporter à l’Afrique si tel avait été le cas.
Roman Rijka, Slate Afrique, 18/12/2012.
A tous ces heureux pauvres, « un jour propriétaire du royaume de leur dieu » (bon sang mais quel cynique a pu pondre un truc pareil?), s’ajoutent les Shege.
Et toujours les inégalités se vivent de façon indécente et décomplexée.
Je ne sais plus qui est l’auteure de cette phrase admirable, captée sur France Culture, mais je l’en remercie.
Les Shege sont une épine dans ma bonne conscience d’humanitaire. Par mes activités, je crois apaiser ma colère envers notre humaine condition d’être « un loup pour son frère qu’avait pas l’air de le regretter » comme me soufflait Higelin, un compagnon de jeunesse.
Jusqu’à ce que je croise le regard d’un Shege.
Je suis en voiture, coincée dans un embouteillage et une petite silhouette toque à ma portière pour me dire qu’elle a faim. Le chauffeur lui fait immédiatement le geste de déguerpir mais je m’oblige à croiser son regard, à lui dire non avec un sourire. Il n’en a rien à battre de ce sourire, ce qu’il veut c’est de l’argent. Mais je ne peux imaginer quel type de personne peut devenir un enfant qui sollicite des adultes qui ne le calculent pas, qui tournent la tête quand il s’approche. Alors, je lui souris.
Les Shege désignent en lingala, les enfants des rues.
A Kinshasa, on estime qu’ils sont entre quinze et vingt mille. Certains sont accusés d’être des sorciers par des églises du réveil alors que selon l’article 41 alinéa 3 de la Constitution de la RDC, il est dit: ‘‘l’abandon et la maltraitance des enfants, notamment la pédophilie, les abus sexuels ainsi que l’accusation de sorcellerie sont prohibés et punis par la loi ’’. D’autres ont été mis au monde sans conviction ou bien encore semés dans la jungle urbaine sans petits cailloux pour regagner le logis.
Ils survivent de mendicité, de larcins, de prostitution, de travaux, de la magie illusoire de la colle et d’un peu d’assistance dans les trop fragiles centres d’hébergement. Les gens en ont peur. Il est vrai que leur insistance peut être agressive. Une amie me racontait qu’elle avait vécu un sale moment un jour que, dans une artère vidée par l’inactivité dominicale, une bande de Shege avaient entouré sa voiture immobilisée à un feu rouge et l’un d’entre eux s’était allongé devant ses roues. Elle ne pouvait savoir s’il était vraiment là et n’osait redémarrer. Les conducteurs derrière elle klaxonnaient sans comprendre ni se soucier de savoir ce qui l’en empêchait. Les autres gamins rigolaient de son désarroi.
Parfois, les gouverneurs de Kinshasa décident de les rafler pour les envoyer dans d’autres provinces travailler dans les champs comme en 2006, parfois des politiciens les arment pour agiter la ville. Et ce sont des enfants.
A Brazzaville, lors de mes séjours en pointillé quand je venais voir Marco, j’avais apporté une assistance technique à une association locale de soutien aux « Enfants des rues » ou « EDR ». « Enfants en situation de rue » est plus nuancé mais trop long à dire. A Madagascar, j’avais évalué l’impact d’un partenariat d’ONG Nord Sud actives auprès des « EDR ». Ici à Kinshasa, je n’ai rien fait, sauf sourire.
J’avais d’autres cibles, d’autres chats à fouetter, d’autres misères à panser.
Tout Nomad’s land.
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